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Texte complet disponible à cette adresse : http://www.philomag.com/les-idees/le-stoicisme-est-un-heroisme-16410 « Vous répondiez aussi à La Mousse, qui vous disait : Mademoiselle, tout cela pourrira. Oui, monsieur, mais cela n’est pas pourri. » (Madame de Sévigné, lettre à sa fille, 19 février 1690) 1) En quoi le fait de vivre dans l’instant présent est-il si important pour les stoïciens (Épictète et Marc-Aurèle) ? Il faut commencer par bien définir ce qu’on entend par « vivre dans l’instant présent ». On entend souvent par là « jouir de l’instant présent ». Ce sens-là n’a rien de stoïcien. Il n’a rien même de spécifiquement philosophique (même si on le rencontre dans la philosophie épicurienne). L’invitation à « cueillir le jour » (carpe diem), pour le dire avec Horace, se rencontre partout dans le monde antique : sur les tombeaux, les mosaïques, la vaisselle précieuse, dans les vers des chansons à boire ou à aimer, dans les préceptes des sages, les discours des sophistes, dans la tragédie, dans l’épopée. Elle est fondée sur une expérience universelle, si évidente et si terrible en même temps, qu’on pourrait en recueillir les traces, je pense, dans toutes les cultures du monde : dans l’épopée de Gilgamesh, dans l’Ecclésiaste, dans la poésie aztèque, chinoise, etc. Les Stoïciens, eux, ne s’intéressent absolument pas à cette expérience, qui pour la plupart d’entre nous est une expérience tragique : celle de notre mortalité, de la mortalité de ceux que nous aimons, et de la fugacité foudroyante de notre existence : un seigneur anglais du VIIe siècle comparait la durée de notre existence à celle du vol d’un oiseau égaré qui, par une nuit de tempête, traverse la salle d’un château1. Il y a d’ailleurs un moment assez amusant chez Épictète, où il imagine qu’un sage, comprenant qu’il est mourant, dit calmement : « Le moment (kairos) est venu de mourir ». Et Épictète (comme il en l’habitude) le rabroue, en disant : « Qu’as-tu à jouer la tragédie ? Ce n’est pas ça qu’il faut dire. Il faut dire : Le moment est venu pour la matière de rejoindre les éléments dont elle est issue ». Donc, non seulement 1 Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, II, 13, cité par Henri Bremond, La Poésie pure, Grasset, Paris, p. 165-166 (texte accessible sur Gallica). on n’a pas le droit d’avoir de la peine à l’idée de mourir, mais en plus de cela, on ne doit même pas employer le mot de « mourir » ! C’est encore trop beau, trop grand (« jouer la tragédie » a aussi en grec ce sens-là). Le « je » même disparaît comme sujet de ce processus, remplacé par « la matière ». Ce qui intéresse les Stoïciens dans l’instant présent, c’est tout autre chose. Tout part chez eux de cette idée, extrêmement efficace, consistant à partager les choses entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Tout ce qui ne dépend pas de nous doit nous être indifférent. La seule chose qui dépend de nous, c’est ce que nous pensons. C’est à la fois très peu, et en même temps c’est énorme, car toutes nos actions dérivent de ce que nous pensons. C’est làdessus qu’il faut travailler. Or il y a une autre chose qui dépend de nous, c’est justement le moment présent. Le passé et le futur échappent à notre contrôle. Donc, comme pour tout ce qui dépend de nous, la question que pose l’éthique stoïcienne est la suivante : quel usage (khrèsis) vas-tu en faire ? Vas-tu te comporter conformément à l’ordre de l’univers, c’est-àdire en accomplissant la tâche (ergon) qui t’est échue, que tu sois homme ou femme, citoyen ou esclave, ou bien vas-tu te détourner de cette tâche pour suivre tes misérables affects ? Dès lors, on pourrait dire que chez eux, la grande figure de l’instant présent, c’est l’épreuve. On trouve souvent chez Épictète cette idée que « le moment est venu » de montrer ce que vous savez faire, c’est-à-dire ce que la philosophie vous a appris : « Le moment t’appelle ». N’oublions pas qu’il enseignait à des jeunes gens : c’était un éducateur. Donc, la grande figure du présent, c’est par exemple qu’un supérieur vous donne un ordre infamant, qu’un médecin vous annonce (ou à quelqu’un que vous aimez) une mauvaise nouvelle, ou même qu’une femme que vous désirez (mais qui est la femme d’un autre citoyen) s’offre à vous (car l’adultère détruit l’ordre de la cité du monde). Vous êtes alors comme un athlète sur le stade, comme un gladiateur dans l’arène (ce sont des métaphores qu’ils emploient) et Zeus, qui vous a fait, vous regarde : quel spectacle allez-vous lui donner ? Et Marc Aurèle a ce mot vraiment sublime, je trouve : au lieu de courir aux vestiaires (ou de désirer secrètement y courir), il faut dire à l’instant présent : « Je te cherchais », « c’est toi que je cherchais ». Il y a là une grandeur un peu sauvage, presque folle, qui rappelle celle des héros de l’Iliade. La vie, longue suite d’instants présents, est donc une longue suite d’épreuves, de spectacles que l’on offre à Zeus. Même dans les moments heureux que la vie nous donne, dans les moments de grâce, il faut tout de suite, dit Épictète, se dire que ces êtres aimés mourront demain, ou que nous mourrons nous-même peut-être demain. De cette façon, on « s’entraîne » à l’épreuve, à l’instant présent qui pourrait survenir demain. Donc l’instant présent comme bonheur n’existe pas. C’est, pour le dire avec Marc Aurèle, une « matière » (hylè) : une matière à exercer sa vertu. Un des mots grecs par lesquels on peut traduire « instant présent », c’est kairos. Or kairos, c’est aussi l’occasion à saisir, et c’est encore ce qu’il est convenable de faire. Ces trois sens vont ensemble chez Épictète : l’instant présent est une occasion qui se présente à vous, il faut que le sage la saisisse (« je te cherchais ») et accomplisse ce qu’il convient de faire dans cette situation donnée. 7) Comment définiriez-vous la liberté des stoïciens, et celle que développe Marc-Aurèle en particulier ? En quoi diffère-t-elle de la conception moderne de la liberté ? Nous avons donc au départ un ordre cosmique, dans lequel nous nous insérons un bref instant. Vous êtes libre de vous comporter comme un dieu (on peut mourir « comme mourrait un dieu », dit Épictète) ou comme un misérable. Notre liberté s’arrête là. Parfois même, chez Marc Aurèle, cela va plus loin encore : il semble en fait qu’il y ait des gens mauvais par nature. “Celui qui ne veut pas que le méchant commette des fautes”, écrit-il, “est semblable à celui qui ne veut pas que le figuier porte du suc aux figues, que les nouveau-nés vagissent, que le cheval hennisse, et toutes les autres choses qui adviennent par nécessité”. Il y aurait donc des méchants comme il y a des figuiers et des chevaux. On serait donc méchant par nécessité. Mais cette pensée-là à mon avis n’est pas stoïcienne. Chacun peut, s’il le veut, se comporter correctement. La liberté des Modernes part du principe qu’il n’y a pas de Providence. Tout ordre social (politique, économique, familial) est arbitraire. Y réaliser sa liberté (c’est-à-dire ce devenir soimême dont nous parlions) implique donc ou bien de transformer cet ordre (en tout cas de contribuer à cette transformation) dans le sens d’une plus grande liberté, ou bien de parvenir (sans rien changer à cet ordre) à s’y aménager une place telle qu’on puisse être soi-même, en espérant ne pas être rattrapé par l’ordre politique.