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Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 www.elsevier.com/locate/jmedhist L’imaginaire masculin et la soumission des vassales dans le Royaume Latin de Jérusalem vers 1200: un jalon supplémentaire dans l’histoire de la violence symbolique envers les femmes Myriam Greilsammer * Department of General History, Bar Ilan University, 52 100 Ramat Gan, Israel Abstract The particular circumstances concerning the survival of the Latin kingdom and the pivotal importance of military matters determined the priorities of its ruler. Above all, he needed to ensure effective and complete feudal service as well as the loyalty of all his vassals. This article reveals the originality of some of the clauses found in the Livre au Roi, a custumal on feudal law composed around 1200, demonstrating that its compiler did not shrink from innovating in this area in his intention of giving the monarchy the juridical basis necessary for political centralisation. By examining closely four specific examples from the Livre, which deal with noblewomen (the service of marriage of unmarried heiresses; the remarriage of widows; the rights of wives of heretical and apostate knights; and the fate of wives of knights suffering from leprosy), this analysis of the Livre au Roi shows how the monarchy of Outremer sought to strengthen its domination over noble families by manipulating the fragile status of vassals in the Latin kingdom. As the discussion sheds light on the notion of symbolic violence against women, it can also reveal much about perceptions and representations of women and of their bodies in the middle ages, as well as how male domination was, as a consequence, reinforced.  2001 Elsevier Science Ltd. All rights reserved. Keywords: Latin kingdom of Jerusalem; Women; Marriage; Feudal service; Law * Fax: +972-2-672-9475. E-mail address: greilsi@mail.biu.ac.il (M. Greilsammer). 0304-4181/01/$ - see front matter  2001 Elsevier Science Ltd. All rights reserved. PII: S 0 3 0 4 - 4 1 8 1 ( 0 1 ) 0 0 0 1 5 - X 332 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 1. Introduction Dans leurs travaux respectifs sur la domination masculine, Pierre Bourdieu et Roger Chartier ont utilisé des outils d’analyse et de réflexion permettant une analyse plus juste de l’histoire des femmes.1 Ainsi le postulat proposé par Pierre Bourdieu selon lequel ‘l’histoire des femmes est (...) un cas particulier d’une histoire générale des formes de domination’ s’avère particulièrement fructueux. Selon le sociologue français, la soumission des femmes a été imposée avant tout à l’aide de la ‘violence symbolique, c’est-à-dire à travers l’imposition de principes de vision et de division incorporés, naturalisés, qui sont appliqués aux femmes et en particulier au corps féminin’.2 Roger Chartier souligne quant à lui l’importance de ce concept car ‘définir la soumission imposée aux femmes comme une violence symbolique aide à comprendre comment le rapport de domination, qui est un rapport historiquement, culturellement et linguistiquement construit, est toujours affirmé comme une différence de nature, radicale, irréductible, universelle. L’essentiel n’est donc pas tant d’opposer terme à terme une définition historique et une définition biologique de l’opposition masculin/féminin mais plutôt d’identifier, pour chaque configuration historique, les mécanismes qui énoncent et représentent comme une donnée ‘naturelle’, donc biologique la division sociale — donc historique — des rôles et des fonctions’.3 Cette violence symbolique, exercée grâce à l’intériorisation par les femmes elles-mêmes des normes anti-féminines énoncées par le discours masculin, a fait de celles-ci les victimes consentantes aux ‘représentations dominantes de la différence entre les sexes: ainsi la division des tâches et des espaces, l’infériorité juridique, l’inculcation scolaire des rôles sociaux, l’exclusion de la sphère publique etc….’4 Ce concept paraı̂t d’autant plus approprié à l’analyse du statut juridique de la femme que, comme le constate l’historien du droit italien Guido Rossi, ‘lorsqu’on étudie l’histoire du droit chez les différents peuples, on considère d’habitude l’appartenance au sexe féminin comme une des causes physiques limitant la capacité juridique. C’est parce que, dans les différents systèmes juridiques, on a généralement attribué à la femme un degré de capacité inférieur à celui de l’homme’.5 L’infériorité du statut juridique de la femme à l’époque médiévale est un lieu 1 Je tiens à remercier Christiane Klapish-Zuber qui a bien voulu lire une première version de cet article. Ses judicieuses réflexions m’ont permis de mieux élaborer certaines parties de ce travail. 2 Cette violence symbolique ‘ne réussit que pour autant que celui (celle) qui la subit contribue à son efficacité; qu’elle ne le (la) contraint que dans la mesure où il (elle) est prédisposé(e) par un apprentissage préalable à la reconnaı̂tre’, P. Bourdieu, La noblesse d’Etat. Grandes écoles et esprit de corps (Paris, 1989), 10, dans: Roger Chartier, ‘L’histoire des femmes XVIè–XVIIIè siècles. Différences entre les sexes et violence symbolique’, dans: Femmes et histoire, éd. G. Duby et M. Perrot (Paris, 1992), 42. 3 Roger Chartier, ‘L’histoire des femmes’, 39–47, citation 43. 4 Roger Chartier, ‘L’histoire des femmes’, citation 42. 5 G. Rossi, ‘Le statut juridique de la femme dans l’histoire du droit italien’, in: La Femme. Receuils de la société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, 12 (2 tomes, Bruxelles, 1962), t. 2, 119. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 333 commun qu’il n’est plus besoin de prouver.6 Mais au moyen âge, tout comme à l’époque moderne, ce statut n’est pas monolithique, loin s’en faut. De fait, la remarque de Roger Chartier dans son intervention au colloque, Femmes et histoire, selon laquelle il faut ‘éviter les pièges d’une histoire linéaire retraçant la progressive conquête de l’autonomie et de l’égalité féminines, jalonnée par des combats héroı̈ques et des figures exemplaires’,7 s’applique sans peine à l’histoire du statut juridique des femmes. Le moyen âge a été témoin à la fois d’une terrible dégradation du droit des femmes (comme en Angleterre dès la conquête normande),8 mais aussi de l’apparition d’opportunités conjoncturelles nouvelles, quasi révolutionnaires, offertes à celles-ci (comme l’évolution des droits des femmes marchandes, émancipées de la tutelle de leurs maris et pères dans les Pays-Bas).9 Ainsi le droit féodal a établi une exception très importante au principe d’incapacité juridique de la femme, puisque dès le Xè siècle, plus souvent le XIè siècle,10 des femmes peuvent hériter de fiefs dans certaines régions d’Europe occidentale. Cette faveur exceptionnelle est devenue un droit au XIIè siècle, et il est alors courant qu’une femme tienne un fief dans la plupart des pays européens occidentaux. Néanmoins, dans une société comme la société noble qui valorise avant tout les valeurs guerrières et a fait de sa fonction de combattant sa raison d’être, le statut de la vassale est de facto inférieur à celui des hommes. Le fait qu’elle ne puisse pas servir son fief en personne a permis une ingérence supplémentaire du seigneur dans les affaires du fief. En effet, les seigneurs se sont arrogé le droit de contrôler le mariage des vassales héritières de diverses manières en Europe, principalement pour s’assurer à la fois de la fidélité de leur époux et d’une bonne exécution de ses services au seigneur, mais aussi des revenus financiers non négligeables que ce droit leur procurait. C’est sans doute en Angleterre que le droit de wardship et de maritagium a pris le plus d’ampleur, à l’avantage du roi.11 Ce droit d’intervention seigneuriale 6 La bibliographie concernant ce sujet est démesurée: je me contente ici de citer deux études générales et un recueil spécifiquement consacré au statut juridique des femmes. C. Klapisch-Zuber èd., Histoire des femmes en Occident, 2, Le moyen âge (Paris, 1991); S. Shahar, The Fourth Estate (London, 1983) (Selon Shulamit Shahar, les femmes forment alors une classe distincte des trois autres états, que l’auteur qualifie de ‘Fourth Estate’, lui-même subdivisé selon leurs conditions socio-économiques respectives, introduction, 1–10); La Femme. Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, 12 (2 tomes, Bruxelles, 1962). 7 Chartier, ‘L’histoire des femmes’, citation 46. 8 F. Joüon des Longrais écrit qu’en Angleterre, le ‘droit commun écrase la femme plus qu’aucun autre droit de l’Occident ne le fit jamais’. Il qualifie ce droit de ‘régime oppressif’ envers les femmes. F. Joüon des Longrais, ‘Le statut de la femme en Angleterre’, La femme … Société Jean Bodin, t. 2, 140–141. 9 Sur les changements survenus dans la situation juridique des femmes dans les Pays-Bas au moyen âge et au début des temps modernes, M. Greilsammer, L’envers du tableau. Mariage et maternité en Flandre médiévale (Paris, 1990), 16–43. 10 G. Rossi, ‘Le statut’, 120; F. Joüon des Longrais, ‘Le statut’, 141–143 et ss., J. Gilissen, ‘Le statut de la femme dans l’ancien droit belge’, La femme … Société Jean Bodin, t. 2, 261. 11 F.L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité? (Paris, 1982), 222–224, et plus récemment S. Reynolds, Fiefs and vassals. The medieval evidence reinterpreted (Oxford, 1994), 368–369, S.L. Waugh, The lordship of England. Royal wardship and marriages in English society and politics, 1217–1327 (Princeton, 1989) et J. Hudson qui donne un très bon aperçu du régime et du droit féodal en Angleterre dans Land, law and lordship in Anglo-Norman England, (Oxford, 1994). 334 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 et l’obligation de charger un homme du service d’auxilium ont créé dans la réalité une plus grande fragilité des liens qui unissent la vassale à son fief, même si théoriquement ceux-ci étaient égaux à ceux de tout héritier de sexe masculin. Je tenterai de retracer ici, par l’analyse d’un type très particulier de source, un recueil de droit féodal intitulé le Livre au Roi,12 un développement original de cette situation objective de plus grande précarité des droits des vassales sur leurs fiefs, dans le Royaume Latin de Jérusalem vers 1200. Steven Tibble a mis en évidence la volonté délibérée des rois du Royaume Latin de Jérusalem de limiter et contrôler le pouvoir seigneurial dans leur royaume tout au long du XIIè siècle. Il a reconstitué certains des mécanismes principaux qui ont été les outils de cette politique royale: les rois de Jérusalem se sont efforcés de limiter les dimensions des seigneuries vassales, de créer des nouvelles seigneuries (et par là des vassaux dévoués à leur cause), de provoquer autant que possible la rétrocession des seigneuries dans le domaine royal, tout en prolongeant au maximum leur rétention aux mains du roi.13 L’analyse du Livre au Roi permet d’établir qu’il existait, tout au moins à la fin du XIIè siècle, un procédé supplémentaire de domination des lignages par la royauté d’Outremer: la manipulation du fragile statut des vassales du Royaume Latin, telle qu’elle a été cyniquement codifiée par le compilateur de ce recueil de lois. Mais au delà de cette démonstration, je propose d’analyser plus précisément le mécanisme qui est à la base d’une telle distorsion des droits des vassales sur leurs fiefs au profit du pouvoir royal. Les stratégies de recherche employées par Bourdieu et Chartier, m’ont permis de cerner dans la configuration précise d’une époque et d’un lieu, la violence symbolique exercée sur les femmes et le renforcement de la domination masculine qui en est résulté. Le Livre au Roi est un coutumier de droit féodal contenant des textes de la pratique féodale législative et judiciaire du Royaume Latin. J’ai démontré ailleurs14 que la 12 Ce texte a été intitulé à l’époque contemporaine Le Livre au Roi, sur la base d’une phrase contenue dans l’un de ses 3 manuscrits survivants (Paris, Bibliothèque nationale, manuscrit français 19.026; Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Codices Galli 51, 771) qui dit ‘Ici feny cestuy Livre et coumence après au roi (CG 51, F°CXL, 156v°) (c’est moi qui souligne)’, ce qui signifie littéralement le livre du roi. 13 Par exemple en dispersant les propriétés tenues par les seigneurs d’une seigneurie dans d’autres fiefs. Lire à ce sujet S. Tibble, Monarchy and lordships in the Latin kingdom of Jerusalem (Oxford, 1989), 65. Selon cet auteur, ‘There is overwhelming evidence that some royal actions were carried out so consistently, both regard to different lordships and during different reigns, that they might legitimately be described as acts of royal policy’, Tibble, Monarchy, 5–7, citation 5. M.E. Mayer pense également que le pouvoir royal est encore relativement fort vers 1200 (‘noch relativ monarchiefreundliche’). Voir par exemple la question de cour et coins, H.E. Mayer, Die Kreuzfahrerherrschaft Montréal (Sobak). Jordanien im 12. Jahrhundert (Abhandlungen des Deutschen Palästinavereins Herausgegeben von S. Mittman und M. Weippert, Band 14, Wiesbaden, 1990), 193. 14 Le Livre au Roi. Introduction, notes et édition critique par Myriam Greilsammer (Documents relatifs à l’histoire des croisades publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 17, Paris, 1995), voir 21, 81, 84. Le texte est parvenu jusqu’à nous par trois manuscrits dont aucun n’est l’original, tous postérieurs d’au moins 110 ans à sa composition: le Codex Gallus 51, 14è siècle, 52 chapitres et leurs rubriques, et le Codex Gallus 771, 17è siècle, 52 chapitres et leurs rubriques (tous deux à Munich, Bayerische Staatsbibliothek); et le Fr. 19026, incomplet (31 chapitres 1 à 31 et leurs rubriques), Paris, Bibliothèque Nationale. Mes citations du Livre au Roi dans cet article concernent l’édition de 1995, sauf mention contraire. Certains des passages cités ont été soulignés par mes soins. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 335 datation proposée par Maurice Grandclaude15 (terminus ad quem 1205) est la seule valable et que (contrairement à ce qu’à écrit le même historien),16 l’initiateur de la rédaction du Livre et sans doute l’un de ses principaux rédacteurs fut le roi Aimery de Lusignan (1197–1205). Comme en témoigne l’éminent juriste d’Outremer Jean d’Ibelin,17 l’un de ses desseins était de reconstituer la législation perdue du Royaume, après la disparition du code de lois du Royaume Latin dit Lettres du Saint-Sépulcre18 lors de la prise de Jérusalem par Saladin après la défaite de Hattin (1187). C’est Aimery, lui-même spécialiste des anciennes assises,19 qui en dicta le plan et les objectifs et mena à bien la rédaction de ce code de lois, avec l’aide d’une commission de juristes et légistes et de divers vassaux et malgré le boycottage de l’un des plus éminents juristes de son temps, Raoul de Tabarie, seigneur de Tibériade. Peu enclin à l’aider dans cette entreprise destinée à établir des arguments juridiques pour consolider le pouvoir monarchique face aux grands feudataires, l’absence de Raoul du Royaume lui permit de se dérober au devoir de conseil qu’il devait en tant que vassal à son roi et seigneur.20 Le Livre est non seulement le témoignage juridique le plus ancien de la première codification du Royaume, mais encore l’un des premiers coutumiers de droit féodal d’un point de vue chronologique, et à ma connaissance, l’un des premiers coutumiers qui a été rédigé en ancien français.21 15 M. Grandclaude, Etude critique sur les Livres des Assises de Jérusalem (Paris, 1923), 46–47. M. Grandclaude pense que l’auteur serait un fidèle de la reine Isabelle. Voir note 15. 17 Celui-ci ‘vosist que (ils) feiscent escrire et renouveler les anciennes assises’ Livre de Jean d’Ibelin, RHC, Lois, I (Paris, 1841), CCLXXIII, 430. 18 Le scepticisme quant à l’existence même des Lettres a été battu en brêche par la démonstration irréfutable de l’existence de celles-ci par Grandclaude dans son Etude critique des Assises de Jérusalem. Celui-ci en a conclu que ’la plus grande partie du droit hiérosolymitain était contenue dans les Lettres du Saint Sépulchre‘. M. Grandclaude, Etude critique, 47. Si les historiens sont aujourdhui quasi unanimes quant à l’existence des Lettres, ils ne s’accordent néanmoins pas sur leur nature et envergure. Joshua Prawer est persuadé de la grande ampleur de cette activité législative dans le Royaume lorsqu’il résume le débat et conclut que ’there is no doubt that laws were proposed in the king’s court, (...) drawn up in the approved form, with copies being then deposited as Letters of the Holy Sepulchre in the Kingdom’s great sanctuary. These laws are called Assises (...). There was quite a body of such laws, which determined criminal, feudal and civil jurisprudence, as well as many points of procedure. Such legislative activity was extensive in the twelfth century‘. J. Prawer, The Latin kingdom of Jerusalem. European colonialism in the middle ages (London, 1972), 122. 19 Nous savons d’après le témoignage de Philippe de Novare que ’le rei Aimery savet et avoit plus en mémoire les us et les assises que nul homme‘, Livre de Philippe de Novare, RHC, Lois, I, XLVII, 523 et voir également RHC, Lois, I, Paris 1841, XCIV, 570. Jean d’Ibelin dit de même qu’ ‘il sot miaus les uz et les assises dou reaume de Jerusalem que nul autre, se tesmoingnent ciaus qui le virent, et moult les avoit en memoire’. RHC, Lois, I, CCLXXIII, 430 et CCXXXIX, 384. 20 Lire à ce sujet Livre au Roi, 91–99. 21 Un nombre très limité de traités comme les Libri Feudorum lombard (première partie rédigée après 1095 et avant 1136, E. Chenon, Histoire générale du droit français public et privé, tome 1 (Paris, 1926), 551), ou le De Legibus et Consuetudines Angliae (vers 1187–89, F. Pollock et F.W. Maitland, The history of English law before the time of Edward I (London, 1894), 164 lui sont antérieurs. La première partie du Très ancien coutumier de Normandie (composée entre l’année 1194 et 1204, E. Chenon, Histoire, 553) ou encore le très court texte de la Charte du Hainaut (28 juillet 1200, N. Didier, Le droit des fiefs dans la coutume du Hainaut au moyen âge, Paris, 1945, 14) lui sont contemporains. La grande majorité des coutumiers médiévaux lui sont postérieurs. Pour plus de détails voir Le Livre au Roi, 118–119. 16 336 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 Le contexte de la codification du Livre au Roi me paraı̂t fondamental pour en comprendre la finalité. Après les vicissitudes de la défaite de Hattin en 1187, l’époque de la rédaction du Livre est une période d’espoir renouvelé pour les Francs. Le 23 octobre 1197, Aimery de Lusignan, le nouveau roi de Jérusalem, mari de la reine Isabelle, veuve de Conrad de Monferrat et d’Henry de Champagne, est très entreprenant.22 Il s’empare de Beyrouth et espère des nouveaux succès militaires. Le 1er juillet cette reconquête ainsi que celle de Gibelet est reconnue par un traité avec al-Malik al-’Adil. Ceci explique les grands desseins du roi pour redresser la situation politique en sa faveur et affaiblir celle de ses puissants vassaux. Notons qu’Aimery semble avoir décidé très rapidement de mettre à bien son projet législatif, voire dès son mariage avec Isabelle de Jérusalem en automne 1197, avant même leur couronnement en janvier 1198.23 Il paraı̂t avoir volontairement tiré parti de la perte de Jérusalem (et de la codification du Royaume) pour commander une compilation de textes juridiques qui viennent renforcer et donner des bases légales à la nouvelle situation instaurée par sa venue au pouvoir: celle d’une puissance royale en expansion.24 Les propos du Livre au Roi s’inscrivent de façon très convaincante dans ce contexte plutôt optimiste et favorable à un renforcement du prestige et des pouvoirs royaux. Il est également important de souligner dès ici la conséquence primordiale de la perte en 1187 du code de loi officiel du Royaume Latin, les Lettres du Saint Sépulchre: toute codification postérieure à cette date, inévitablement incomplète et de nature privée, est de ce fait même partiale et partisane. Elle reproduit dorénavant les intérêts de la faction pour et par laquelle elle a été produite. Joshua Prawer a mis en évidence dans le passé que le Livre est une collection privée sans caractère officiel.25 Le projet ultime du roi semble avoir dépassé le simple dessein de reconstituer la législation perdue du Royaume: Aimery a cherché à faire réacquérir à certaines assises choisies à dessein, le statut de coutumes notoires dispensées de preuves (tout 22 Isabelle, fille du roi Amaury épouse en novembre 1183, à 11 ans, Onfroi de Toron. Leur mariage est annulé en 1190. Elle est mariée en 1190 à Conrad de Monferrat, roi élu, qui est assassiné le jour de son sacre, le 28 avril 1192. Enceinte, elle épouse le 5 mai 1192 Henry, comte de Champagne, et elle donnera par la suite naissance à Marie de Monferrat, héritière du Royaume. Henry se contente du titre de ‘seigneur du Royaume de Jérusalem’ et ne portera jamais le titre de roi de Jérusalem. A sa mort, le 19 septembre 1197, Aimery de Lusignan lui succède: il est couronné le 10 janvier 1198. Aimery est donc le quatrième mari d’Isabelle. J. Prawer, Histoire du Royaume Latin de Jérusalem (Paris, 1975, rééd.), t. 2, p.92. 23 Nous savons qu’il contacte à cette fin Raoul de Tibériade qui déserte la cour en août 1198 après une brouille avec le roi. G.A. Loud, ‘The Assise sur la Ligèce and Ralph of Tiberias’, dans: Crusade and Settlement. Papers Read at the First conference of the society for the study of the Crusades and the Latin East and presented to R.C. Smail, ed. P.W. Edbury (Cardiff, 1985), 206. 24 Philippe de Novare et Jean d’Ibelin développent quant à eux les intérêts d’un royaume aux mains de la haute aristocratie, où l’institution monarchique a perdu de son sens. L’œuvre de Jean d’Ibelin est la plus caractéristique de cette évolution. Selon J. Prawer, sa version est partiale et dénature le caractère réel du régime d’Outremer. Prawer, Royaume Latin, II, 216–217. Le Livre au Roi, 99–101. 25 J. Prawer, ‘Etude sur le droit des Assises de Jérusalem: droit de confiscation et droit d’exhérédation’, Revue historique de droit français et étranger, 39 (1961), 522, reproduit dans J. Prawer, Crusader institutions (Oxford, 1980). M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 337 en en rendant d’autres caduques), dans le but suprême de faire officialiser postérieurement sa codification et de lui faire acquérir force de loi, comme ce fut le cas de divers coutumiers privés qui devinrent la coutume officielle de leur région.26 Ceci ne se réalisa jamais à cause de la mort prématurée du roi en 1205 et de son fils Amaury.27 Ainsi, si nous acceptons le fait que le Livre au Roi a été rédigé selon les instructions précises du roi Aimery de Jérusalem qui a volontairement tiré parti de la perte de la codification du Royaume, il est évident que le choix des textes inclus dans ce coutumier est porteur de sens. Effectivement, le Livre au Roi ne reproduit pas, malgré les apparences, les réalités féodales et politiques de son époque. Au contraire, par un choix judicieux des Assises qu’il cite et de celles qu’il omet, le compilateur en arrive à décrire un régime monarchique où les droits du suzerain et monarque sont quasi absolus, et ceux de ses vassaux très limités.28 Tout en semblant attribuer des droits assez larges aux hommes liges et les défendre, le Livre s’efforce avant tout de fixer ces droits afin d’empêcher toute évolution en la défaveur du pouvoir royal. Il se réfère consciemment à des textes liés à une époque où la situation des droits régaliens est quasi optimale, sans tenir compte de divers développements de la puissance des grands feudataires survenue depuis.29 Ce caractère pro-monarchique du Livre a foncièrement déplu aux deux éminents 26 C’est le cas par exemple du grand coutumier de Normandie, rédigé vers 1255 et qui devint la coutume officielle de la Normandie jusqu’en 1583. E. Chenon, Histoire, 495. 27 Du Cange pense qu’Amaury mourut peu après son père décédé le 1er avril 1205 et avant sa mère morte en 1208. G.M. Du Cange, E.- G. Rey, Les familles d’Outremer (Paris, 1919), pp. 31–32. Une charte nous apprend au contraire qu’il mourut le 2 février 1205, deux mois avant son père R. Roehricht, Regesta regni Hierosolymitani (1097– 1291) (Innsbruck, 1893–1904), n° 803. Quoi qu’il en soit nous savons qu’ils sont tous deux morts avant le 12 juillet 1205. Roehricht, Regesta, n° 805. 28 Tout en semblant attribuer des droits assez larges aux hommes liges et les défendre, le Livre s’efforce avant tout de fixer ces droits afin d’empêcher toute évolution contre les intérêts monarchiques. Plus encore, le Livre se réfère consciemment à une époque où la situation des droits régaliens est quasi-optimale, sans vouloir tenir compte de divers développements de la puissance des grands feudataires survenus depuis. On peut citer en exemple le chapitre 39 qui est un texte datant au plus tard de 1164, première année du règne du roi Amaury. On y accorde aux barons des prérogatives qui sont déjà les leurs de facto (droit de coins et droits de justice limités reconnus aux seigneurs hauts justiciers) tout en s’efforçant d’effacer toute évolution qui se serait opérée depuis dans le Royaume aux dépens de la royauté. Un autre exemple révélateur est la confirmation du monopole royal de monnayage dans le chapitre 16 alors que nous savons que dès les premières décennies du XIIè siècle, les grands feudataires frappent leur propre monnaie (on trouve des spécimens de la monnaie de Renaud de Châtillon dans Prawer, Royaume Latin, t.1, 478, no. 5–6). Jean Richard donne l’exemple de Renaud de Sidon (1165–1204) qui frappe des monnaies alors que Baudouin II s’est strictement réservé ce droit par son Establissement (J. Richard, Le Royaume Latin de Jérusalem (Paris, 1953), 85. 29 De même, lorsque le texte cite les droits du seigneur, c’est à ceux du roi qu’il pense, puisque depuis l’Assise sur la ligèce ou Assise d’Amaury (ca. 1166), le roi est lié directement à tous les vassaux du Royaume Latin par hommage direct. Ils lui doivent dès lors l’hommage lige et deviennent tous de ce fait ses hommes liges, et c’est dans ce sens que j’emploierai dorénavant toute référence au pouvoir du seigneur dans le Livre au Roi. Pour une démonstration du fait que dans ce texte seigneur et roi sont employés comme synonymes, voir Le Livre au Roi, 71, note 105 et le chapitre 20, 194, note 91. Dans cette dernière citation, le texte dit bien que le fief et le corps du vassal désobéissant sont ‘en la mercy de Des et dou rei’. 338 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 juristes du Royaume Latin, Philippe de Novare30 et Jean d’Ibelin,31 comme il avait déplu au grand baron, Raoul de Tibériade. Dans leurs œuvres juridiques respectives rédigées un demi-siècle environ après la rédaction du Livre au Roi, ils ont sciemment passé sous silence l’existence du Livre et ont ainsi réussi à nous faire croire, par leur version partiale de l’histoire du Royaume Latin, que l’entreprise de codification d’Aimery avait été abandonnée et n’avait jamais été réalisée.32 Le but premier d’Aimery est de résoudre certains problèmes contemporains urgents et surtout de procurer à la monarchie l’appui juridique nécessaire pour affirmer les droits régaliens et limiter les droits des barons et vassaux du Royaume. Le roi vise à établir un pouvoir monarchique aussi indépendant que possible de la Haute Cour et du contre-pouvoir vassalique.33 Il n’y a pas, à ma connaissance de texte qui soit défavorable à la suprématie royale dans le Livre au Roi. C’est précisément dans cet esprit que je propose d’interpréter les très nombreuses Assises incluses dans le Livre qui concernent le droit des femmes nobles. Pourquoi le Livre au Roi contient-il tant de décisions se rapportant à leurs droits (plus d’un tiers des 31 chapitres consacrés aux hommes liges et au service féodal)? Aimery de Lusignan se sert consciemment des dispositions regardant les vassales dans deux buts précis qui se complètent mutuellement et sont liés aux intérêts à long terme de la royauté. Premièrement, la réalité du Royaume, véritable ‘forteresse assiégée,’ dicte l’obligation qui passe avant toute autre pour le roi: celle de s’assurer d’un service vassalique fidèle et sans faille, donc de contrôler au maximum la dévol- 30 Le Livre de Philippe de Novare, RHC, Lois, I. Le Livre de Jean d’Ibelin, RHC, Lois, I (1266) est considéré comme ‘one of the most remarquable lay writing of the thirteenth century ’, J. Riley-Smith, ‘A school of feudal jurists’, The feudal nobility and the kingdom of Jerusalem, 1174–1277 (London, 1973) 121–144. 32 Au contraire, lorsque Novare et Ibelin composent leurs oeuvres respectives au 13è siècle, ils ont un but inverse à celui du roi. Attachés à l’idée d’un état féodal pur, ils s’efforcent de supprimer ou d’édulcorer toute disposition légale contraire à leur but. Les réalités d’une monarchie forte, efficace, centralisée et presque sans limites y sont sciemment passées sous silence. Ceci explique sans doute leur silence absolu concernant le Livre, qu’ils ne citent pas alors qu’ils ne pouvaient pas en ignorer l’existence, environ cinquante ans après sa composition. La position de Jean d’Ibelin est la plus extrême. Le contenu de son oeuvre a fait écrire à J. Prawer que l’auteur formule ‘un projet de république féodale, sorte de paradis de la chevalerie’, Prawer, Royaume Latin, t. 2, p.216. Le roi y est tout au plus le chef seigneur astreint à exécuter les décisions de la Haute Cour, contrôlée par la haute noblesse. Instance suprême du Royaume, la Haute Cour s’oppose au roi au nom des barons réunis en un corps unifié. Prawer, Royaume Latin, II, 217 ss. Pour une démonstration de cette occultation de l’existence du Livre au Roi, voir M. Greilsammer, ‘Anatomie d’un mensonge: le Livre au Roi et la révision de l’histoire du Royaume Latin par les juristes du XIIIè siècle’, Tijdschrift voor rechtgeschiedenis, Revue d’histoire du droit, 67 (1999), 239–254. 33 Ainsi, Aimery a un but précis lorsqu’il fait insérer par exemple dans sa codification l’Establissement de Baudoin II qui accorde le droit au roi de décider (seul et sans opposition possible) la sentence portée contre un vassal après qu’il a été condamné par ses pairs pour crimes graves vis-à-vis du roi (Livre au Roi, chapitre 16, 177–184). Il vise à légitimer la sentence de confiscation de fief et de banissement qu’il a décrétée contre Raoul de Tabarie, à proclamer son droit de décider indépendamment à l’avenir du sort des vassaux coupables envers lui de crimes graves et, à plus long terme, à renforcer les moyens de coercition du pouvoir royal. Lire à ce sujet la brillante révision du sens de cette assise qu’à faite J. RileySmith, ‘Further thoughts on Baldwin II’s Etablissement on the confiscation of fiefs’, dans: Crusade and settlement, ed. Edbury, 176–181. 31 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 339 ution des fiefs. L’importance primordiale de la guerre dans la réalité très particulière du Royaume Latin permet de mieux comprendre pourquoi le statut des vassales dans le Royaume Latin est plus précaire encore que celui de leurs paires dans l’Occident médiéval. Deuxièmement, les rois de Jérusalem se sont efforcés tout au long de l’histoire du Royaume Latin de lutter contre la prééminence des lignages et de briser leurs stratégies d’alliances, matrimoniales ou autres. La vassale est également dans ce domaine la proie idéale de la politique royale. Le roi Aimery a compris que la monarchie pouvait profiter de la plus grande précarité du statut de la femme noble dans le droit féodal du Royaume et s’en servir comme instrument dans ses stratégies de limitation du pouvoir seigneurial. C’est dans ce but qu’il a fait inclure un grand nombre de dispositions concernant les vassales, afin de s’en servir comme d’un ‘cheval de Troie’ pour mener à bien sa politique d’intervention.34 Le Livre au Roi est un précieux témoin de la grande fragilité de la condition des vassales d’Outremer. J’espère également mettre en évidence l’originalité de certaines lois contenues dans le Livre au Roi et le fait que son compilateur n’hésita pas à innover sur le terrain du droit féodal, dans le but de donner à la monarchie les bases juridiques nécessaires à sa politique centralisatrice. Je m’efforcerai de démontrer ces arguments à l’aide de quatre cas précis (choisis parmi d’autres) traités par le Livre au Roi et concernant les femmes nobles: le service de mariage des héritières célibataires, le remariage des veuves liges, les droits des épouses de chevaliers hérétiques et apostats, et le sort des femmes de chevaliers lépreux.35 2. Le service de mariage des héritières vassales célibataires James A. Brundage a souligné le fait que ‘one well-known peculiarity of the feudal law of the Latin Kingdom was the liberality with which the law accepted the rights of women to hold fiefs either in their own right (…), or by succession to a deceased father or husband’.36 Le droit successoral des femmes nobles est reconnu dans le Royaume Latin, compte tenu du privilège de masculinité et de primogéniture.37 Cep34 La couronne a réussi par ces moyens à créer une nouvelle couche dans la noblesse ‘which was both directly beholden to the crown for its elevation to the baronage and, because of limited resources, more susceptible to royal pressure’. Tibble, Monarchy, p.65. 35 Chapitres qui traitent de la situation particulière des veuves liges (seconde partie consacrée aux hommes liges, trois chapitres 30 à 32), chapitres concernant les épouses des vassaux lépreux (troisième partie consacrée à la protection du service féodal du au seigneur lige c’est-à-dire au roi: chapitre 42) et les vassaux hérétiques (chapitres 21 à 23). 36 J.A. Brundage a déjà fait remarquer dans son article ‘Marriage law in the Latin Kingdom’, in: Outremer: Studies in the history of the crusading kingdom of Jerusalem presented to Joshua Prawer, ed. B.Z. Kedar, H.E. Mayer and R.C. Smail (Jerusalem, 1982), 258–271, que les besoins militaires ont été la cause de l’intérêt renforcé du droit féodal du Royaume dans les conditions du mariage des vassales (267). 37 Ceci apparaı̂t clairement dans le Livre au Roi, chapitre 33, 228–230. Philippe de Novare et Jean d’Ibelin reconnaissent tous deux l’aptitude des femmes à posséder des fiefs par achat ou héritage. Lire J. Richard, ‘Le statut de la femme dans l’Orient Latin’, dans: La femme … Société Jean Bodin, t. 2, 377– 388. Voir Jean d’Ibelin, RHC, Lois, I, CXLVIII-CL, 224–225. 340 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 endant comme le dit bien Jean Richard, la possession d’un fief entraı̂ne pour la femme noble des obligations qui ne sont pas de même nature que celles des vassaux: lorsqu’une femme vient à hériter d’un fief, le service est en danger. La femme doit desservir son fief après avoir prêté hommage à son seigneur mais elle ne peut fournir elle-même son service ob imbicillitatem sexus ‘à cause de la faiblesse de son sexe’: quelqu’un doit donc être délégué par elle.38 Théoriquement elle peut en charger un chevalier, mais l’importance du service vassalique dans le Royaume Latin est telle que la réalité est différente. La vassale doit le ‘service de mariage’ qui est traité comme un auxilium: le seigneur peut l’obliger dès 12 ans à se marier et lui imposer le choix du conjoint.39 Nous savons grâce à Philippe de Novare que le service de mariage des vassales dans le Royaume Latin a subi une évolution en plusieurs étapes. Selon lui, les vassales auraient joui dans un premier stade d’une liberté totale de se marier, au désavantage du seigneur, pas toujours satisfait du service rendu par l’époux. Malgré la théorie consensualiste qui requiert sans plus l’accord des deux époux, nous savons, depuis les recherches de G. Duby40 que les unions étaient arrangées par les chefs de lignage selon leurs intérêts économiques et sociaux, ce qui pouvait bien sûr créer des conflits d’intérêts avec leur seigneur. Etonnamment, Novare critique cette situation tout à l’avantage des vassaux (selon lui les familles s’en tenoient à mal paı̈é et tout le paı̈s en valeit pis) et c’est probablement parce qu’elle lui paraı̂t trop anarchique, car elle permet occasionnellement à des ‘jeunes’ de s’approprier l’héritière de leur choix. Novare, en tant que chef de famille noble, partisan de l’ordre, préfère la seconde phase où le mariage n’est pas possible ‘sans le congié dou seignor et par le plus et le meaus des amis charneis de la feme’, c’est-à-dire par l’accord conjoint du seigneur et du chef de lignage. Il désapprouve la dernière et troisième étape où les parents (entendons une fois encore le lignage), ont perdu toute influence sur le choix du futur époux. C’est précisément cette ultime évolution qui est démontrée par le Livre au Roi. Une évolution a eu lieu en faveur du pouvoir royal qui a monopolisé à son profit ce droit: la royauté adopta en fin de compte la procédure qui fut selon Novare le sujet d’une assise, et que nous trouvons dans le Livre.41 Novare est très opposé à ce stade où le seigneur/roi marie ses vassales selon son 38 Lire à ce sujet F.L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité? (Paris, 1982), 222–225. Lire Riley-Smith, Feudal nobility, 8–9, 39, et Richard, Le Royaume, 378–379. 40 G. Duby, Medieval marriage: two models from twelfth-century France (Baltimore, 1978) et idem., Le chevalier, la femme et le prêtre (Paris, 1981). Je me contenterai de citer ici, parmi la multitude de travaux publiés sur ce sujet ceux de J. Goody, L’évolution de la famille et du mariage en Europe (Paris, 1985); J.A. Brundage, Law, sex and Christian society in medieval Europe (Chicago, 1987); idem., Sex, law and marriage in the middle ages (Aldershot, 1993), J. Gaudemet, Le mariage en Occident (Paris, 1987), et C. Donahue, ‘The policy of Alexander the Third’s consent theory of marriage’, dans: Proceedings of the fourth international congress of medieval canon law, ed. S. Kuttner, Monumenta iuris canonici, S. C, V. 5 (Vatican City, 1976), 251–281. 41 Chapitre 30: ‘Si comande la lei et l’asise que vos oı̈és et entendés la raison des femes veves liges, quel poier elles ont de leurs cors marier sans le congé de son seignor ou de sa dame desous cui elle sera, et quel poier a le seignor ou la dame de sa feme marier segont se qui li afiert’, Livre au Roi, 218–222. 39 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 341 bon plaisir, quant il voloit et à teis come il voloit au détriment des lignages. Selon lui grand murmure en fut encontre le seigneur (comprenons le roi).42 Comme l’a bien expliqué G. Duby, au moyen âge, toute l’ordonnance de la société féodale où les privilèges sont transmis par le sang, est fondée sur le mariage.43 Le mariage, pilier de cette société, est ‘instrument de contrôle social’. Les chefs de lignage l’utilisent afin de sauvegarder et raffermir leur puissance. La politique menée par les familles est celle d’un contrôle de la nuptialité masculine (seul le fils aı̂né est marié et aura des héritiers légitimes). Cette politique concerne également la fille aı̂née qui est héritière d’un fief, à défaut d’un héritier mâle. Il est primordial que cette héritière soit mariée au conjoint choisi par le lignage, selon des critères de rentabilité qui lui sont propres (intérêts financiers, alliances avec des familles renommées, etc.). Puisque seule la conduite sexuelle des femmes met à la fois en danger le patrimoine et la famille, il en est résulté deux morales, différentes selon le sexe du protagoniste. C’est, selon Duby, l’origine de la condamnation morale de toute conduite répréhensible de la part de la femme. Ceci est vrai concernant l’épouse mais aussi la fille, qui en agissant sans l’accord du chef de famille (et du suzerain), met en péril l’avenir du fief et du lignage. Alors que les fils célibataires et les époux jouissent d’une liberté totale en matière sexuelle tant qu’elle ne met pas en jeu l’héritage familial, la conduite de la femme est sévèrement surveillée. Il faut que la fille préserve sa virginité jusqu’au mariage avec un conjoint choisi par le lignage pour ses aptitudes à être un bon allié et futur chef de famille, en vue de la mise au monde d’un héritier légitime. De même, il est fondamental que la femme ne reçoive pas d’autre semence que celle de son époux, à moins de mettre le patrimoine du lignage dans les mains d’un étranger. Ainsi malgré les désaccords fondamentaux entre la morale des prêtres et la morale des laı̈cs concernant le mariage, celles-ci s’accordent quant à la nécessité de le contrôler et d’assurer la publicité de toute union, garantissant à la fois l’accord des lignages et l’intervention de l’Eglise dans le rite qui le rend notoire aux yeux de tous. Le Livre au Roi44 vient clairement sanctionner toute jeune héritière de fief qui ne se comporte pas selon les règles du jeu que je viens d’évoquer. Il y est dit que s’il avient que la fille ainsnee a qui dut escheyr le fié et elle ait fait puterie en la vie de son pere et de sa mere sans leur seu, et ait fait gaster sa virginité, ou elle est grosse, ou ait eu enfant, elle doit être déshéritée. 42 Le Livre nous renseigne sur ce droit dans le chapitre 30 concernant le remariage des vassales veuves. Voir plus bas. Jean d’Ibelin, RHC, Lois, I, CLXXXVII, 297; CXCV, 313; CLXXVII, 279–282; CCXXVII, 359; et Philippe de Novare, Lois, I, LXXXVI, 558–560. 43 G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre (Paris, 1981). Voir aussi G. Duby, ‘Le modèle courtois’, Histoire des femmes en Occident, 2, 268–269. 44 Il s’agit du chapitre 33: ‘Ici orrés la raison de seluy home lige qui est mors et a laissé .II. filles ou plus après luy, et la plus ainsnee a qui vient le fié ait fait aucune chose par quei ele det estre desheritee a tous jors mais’, Livre au Roi, 228–230. Tout au long de cet article, j’ai souligné certains passages de mes citations pour mieux les mettre en évidence. 342 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 Ce chapitre45 qui paraı̂t au premier abord concerner toute héritière ‘convaincue d’inconduite’ se préoccupe avant tout de punir toute désobéissance à l’obligation du service de mariage. Ce but masqué se dévoile clairement quand les causes de cette grave sanction sont très explicitement détaillées dans le texte de l’Assise. La faute de l’héritière est jugée tout d’abord selon les deux critères éthiques évoqués plus haut. Le premier argument porte sur la conduite indigne de l’héritière qui a porté atteinte à l’honneur du lignage: La premiere si est de la traı̈son et la honte qu’elle a faite a son pere et a sa mere et a tous les siens. Deuxièmement, cette conduite indigne a mis en danger sa pureté spirituelle et le salut de son âme et ainsi entaché la lignée tout entiere: La segonde raison si est de la fornication et dou péché qu’elle a fait. Les arguments ecclésiastiques et laı̈ques se rejoignent dans leur haine du désordre, sexuel donc peccamineux pour les premiers, social et menaçant l’ordre public pour les seconds.46 De même, les prêtres et les guerriers s’accordent dans leur méfiance et leur peur vis-à-vis de la femme, être inférieur et dominé par ses sens. L’honneur domestique et lignager (traı̈son et honte qu’elle a faite a son pere…) et la pureté spirituelle (de la fornication et dou péché qu’elle a fait) dépendent de la conduite des femmes, dotées d’un tempérament pécheur. Leur sexualité doit être fermement contrôlée. Mais le troisième volet de l’argumentation de cette Assise, et le plus important, appartient tout entier au monde féodal, primordial dans le Livre au Roi. La conduite indigne de l’héritière doit être fermement réprimée parce qu’elle porte atteinte à l’intérêt seigneurial qui prime avant tout: La tierce raison si est la honte qu’elle a fait a luy meysme de gaster l’onour de sa virginités en puterie don elle estoit tenue dou garder au marit que son seignor ou sa dame li eust douné. Et bien peut la mere et le pere s’il fust vif, deseriter de tous ces biens por ce. Il apparaı̂t clairement que la préocupation première de ce chapitre est le crime féodal, au delà du crime moral et religieux. En effet, si la honte … de gaster l’onour de sa virginités en puterie est gravement condamnée, c’est bien parce que l’héritière a enfreint par ses actes la nécessité de se garder au marit que son seignor (…) li eust douné. Les critères ici ne sont plus ni moraux ni spirituels. L’infraction est purement féodo-vassalique: l’héritière n’a pas rempli le service de mariage dû au seigneur. Lorsque le texte évoque plus loin encore la mauvaistié dou cors47 de l’héritière c’est avant tout parce que celle-ci l’a employé à mauvais escient, c’est-à-dire pas selon la finalité qui lui est imposée par le jeu social, son lignage et surtout son seigneur. Il lui fallait préserver sa virginité jusqu’au mariage avec un conjoint choisi 45 Richard, Le Royaume, 86. Jean Richard a adopté la même interprétation de ce texte puisqu’il conclut à son propos que ‘on voit quel rôle le roi jouait dans le mariage des détentrices de fief’. Le Royaume, 87. 46 Je reprends ici les idées exposées clairement par Duby dans Medieval marriage (Londres, 1978), 1–25. 47 ‘celuy fié qu’elle deust premier deservir s’elle ne l’eust perdu par sa mauvaistié (…) les autres serors qui coulpe n’en ont en la mauvaistié dou cors de leur serour’, Livre au Roi, 230. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 343 pour ses aptitudes à être un vassal fidèle (intérêt royal et seigneurial). Le but principal du roi et suzerain est de contrôler l’identité de son futur vassal. On peut raisonnablement aller plus loin et penser que ce texte contenu dans un ensemble de lois visant à protéger les intérêts royaux cherche plus à contrecarrer les stratégies matrimoniales des lignages qu’à lutter contre l’inconduite des héritières. L’infraction sanctionnée ici n’est pas tant la sexualité débridée de l’héritière (que les parents et le lignage n’eussent pas manqué de sanctionner: le texte dit d’ailleurs bien et bien peut la mere et le pere s’il fust vif, deseriter de tous ces biens por ce) que l’infraction féodale. Le roi veut contrecarrer la liberté des lignages précisément dans le domaine matrimonial et imposer ses propres stratégies.48 Le texte lui-même confirme à mon sens ma thèse puisqu’il dit bien que la volonté de déshériter n’est pas toujours partagée par le roi et le lignage: ja soit que sa mere qui remeses est ne l’en veille deseriter por ce, si la peut deseriter le seignor … par dreit et par l’assise. L’intérêt protégé ici est en définitive celui du roi. Si le Livre condamne la fille aı̂née ‘immorale’ à être déshéritée, les droits des autres héritières potentielles restent entiers, car, comme dit le texte: por la mauvaistié de l’autre seror juge la raison que elles ne deivent mie perdre leur dreis les autres serors qui coulpe n’en ont pas.49 Après le déshéritement de l’aı̂née, une autre sœur est à même d’hériter du fief, à condition de se plier au contrôle matrimonial lignager et surtout seigneurial. L’intérêt économique du roi n’est pas non plus à sous-estimer ici: comme en Europe, et surtout en Angleterre, le roi du Royaume Latin s’enrichit par le commerce de la dot des héritières.50 Première constatation: le statut des héritières vassales célibataires est très précaire dans le Royaume Latin. Le roi se garde jalousement le droit d’intervenir,51 et de surveiller la conduite des héritières et vassales potentielles, et s’aide d’Assises qui lui assurent la docilité et l’obéissance de celles-ci à ses propositions de mariage.52 48 Les juristes du XIIIè siècle ont des dispositions plus à l’avantage des lignages. Livre au Roi, chapitre 33, 230. 50 Sur l’Angleterre, voir le classique F. Pollock et F.W. Maitland, The history of English law before the time of Edward I (Cambridge, 1898), 318–325, et plus récemment, entre autres, S. Reynolds, Fiefs and vassals. The medieval evidence reinterpreted (Oxford, 1994), 368–369. Reynolds y affirme (369) que ‘every other lord’s rights in wardship and marriage were insignificant compared to the King’s’. Lire également A. Harding, England in the thirteenth century (Cambridge, 1993), 251–254; Scott L. Waugh, The lordship of England. Royal wardship and marriages in English society and politics, 1217–1327 (Princeton, 1988), principalement 146–180. 51 Il s’agit du droit de déshéritement ou de réversion du fief et son annexion dans le domaine royal et du droit de commise, c’est-à-dire de reprise du fief après un acte de félonie ou s’il reste sans héritiers. Lire à ce sujet Chenon, Histoire, I, 598–599. 52 On peut raisonnablement penser que ce texte s’intéresse en fait sous les diverses accusations mentionnées (‘elle ait fait puterie en la vie de son pere et de sa mere sans leur seu, et ait fait gaster sa virginité, ou elle est grosse, ou ait eu enfant’) non pas tant aux cas d’inconduite notoire d’une héritière (certainement réprimés par les lignages) qu’aux cas où celle-ci aurait contracté une union sans l’accord de son seigneur. Je me base sur le fait que le texte dit bien que si la mère (la veuve du seigneur) ne veut pas sanctionner sa fille pour une telle action, c’est au seigneur à le faire (‘Ja soit se que sa mere qui remese est ne l’en veille deseriter porce, si la peut deseriter le seignor ou la dame de sous cui elle est’, Livre au Roi, chapitre 33, 228). Un refus de la mère de sanctionner sa fille est inconcevable dans le cas d’une conduite aussi répréhensible de sa part et on peut raisonnablement penser que l’Assise cherche à 49 344 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 Ma thèse s’accorde dans ce cas avec les propos de Riley-Smith selon qui le Livre est un recueil de lois répondant à des besoins précis contemporains. Nous savons en effet que la fille aı̂née de Joscelin de Courtenay épousa contre l’avis du roi Aimery un comte allemand, Otto de Henneberg. Le couple ne disposa de ses fiefs qu’après la mort d’Aimery. Ce témoignage semble confirmer qu’Aimery a fait inclure cette assise dans le Livre dans le but de pouvoir s’en servir à sa guise, ce qui démontre bien que vers 1200 le pouvoir royal n’était pas impuissant à établir son droit de mariage.53 3. Le remariage des veuves Second enseignement: notons dès ici que ce droit de mariage dépasse le cadre étroit du mariage des vassales célibataires. Le Livre confirme les droits d’intervention du roi non seulement dans les mariage des pucelles vassales mais encore dans le remariage des veuves liges.54 Le texte nous confirme l’obéissance à la coutume qui empêche le seigneur d’obliger une veuve à se remarier pendant son temps coutumier et obligatoire de veuvage, qui est aussi dénommé annus luctus par Guillaume de donner toute liberté au seigneur/ roi de prendre les mesures adéquates contre toute vassale célibataire qui a fait un mariage agréé par son propre lignage mais pas par lui. Il ne s’agirait donc pas d’un cas de conduite immorale notoire comme le texte semble le dire (la possibilité d’une collusion de la part de la famille paraı̂t même possible) mais d’une désobéissance féodale au service de mariage. Si, comme je le pense, ce texte offre l’opportunité au roi de prendre des sanctions contre des cas de mariage non agréés par lui, il s’oppose de front à la position ecclésiastique puisque l’échange des verba de praesenti rend tout mariage licite et qu’il ne s’agit là en aucun cas de ‘puterie’ au yeux de l’Eglise. J’ai démontré dans un autre contexte une situation assez similaire: dans le second quart du treizième siècle, la législation urbaine flamande et brabançonne lutte contre les mariages des filles émancipées de l’autorité parentale et tutoriale et des veuves, contractés sans l’accord des parents (mais parfaitement valides), en publiant une législation qui réprime très sévèrement le rapt violent des femmes majeures. En fait, le droit flamand et brabançon se sert de ce biais pour sanctionner les rapts de séduction des femmes majeures qui se marient sans l’accord de leurs proches et qui échappaient jusque là à toute sanction. Ces ordonnances prennent le parti de définir comme rapt ’violent‘ tout rapt de séduction définit comme tel par la famille du conjoint, même si celui-ci prétend au contraire devant le tribunal urbain qu’il s’est marié de son plein accord. Cette législation permet donc de sanctionner gravement les cas de mariages de femmes (ou d’hommes) majeur(e)s contractés après un rapt de séduction — donc avec leur consentement — et de les invalider. Les magistrats urbains employent ce stratagème afin de pouvoir condamner un mariage qui est valide du point de vue du droit canon, mais met en danger le patrimoine familial et surtout, dans le cas des veuves, le patrimoine agnatique. Il s’agit de plus de l’une des rares possibilités d’invalider le mariage puisqu’il aurait été contracté sans le consentement d’une des parties. Crime grave, le rapt violent est puni par la pendaison ou la décollation par la planche pour l’homme. M. Greilsammer, ‘Rapts de séduction et rapts violents en Flandre et en Brabant à la fin du moyen age’, Tijdschrift voor Rechtgeschiedenis, 56 (1988), 49–64. De façon semblable, en travestissant sous une accusation de ‘puterie’ une union contractée selon la volonté de son lignage mais sans l’accord du seigneur, l’assise permet de déshériter une héritière déjà mariée. 53 Riley-Smith, Feudal nobility, 38. 54 Les chapitres 30 à 32 décrivent également la procédure adoptée par le roi pour mettre en pratique ses droits concernant le remariage des vassales veuves liges. Quand a-t-il le droit d’agir et de faire se remarier sa vassale veuve: comment procède-t-il dans ce cas? Qui peut-il lui présenter comme candidat? Livre au Roi, 219–227. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 345 Tyr et ten de plor par son traducteur:55 Bien sachés que c’il avient que une feme lige est remese veve, et il avient que le seignor ou la dame de sous cuy elle est li veut douner mary par force dedens celuy an et celuy jor que ces maris fu mort, bien sachés que la raison coumande que li rois ne le peut faire, se celle ne le veut, par dreit ne par l’assise, en jusque a tant que l’an et le jor soit passés aprés la mort de son baron.56 Après cette période, le seigneur a le droit d’imposer à la veuve lige le choix entre trois candidats d’un rang équivalent au sien (tels com li afièrent). Un refus de sa part trois fois de suite (par.iii. fois (…) et elle est lors tenue de prendre l’un de seaus .iii.) donne le droit au roi de la déshériter de tous les biens féodaux qu’elle tient de lui.57 Nul doute que cette prérogative soit contestée dans le Royaume Latin par les grands feudataires, tous chefs de lignage. Le Livre58 détermine également les peines subies par une vassale veuve qui aurait désobéi et se serait mariée sans l’accord du roi. Il est très révélateur des priorités royales. Les peines sont graves: perte du fief pour la vassale et compensations à payer par le mari. Le conflit d’intérêt entre les buts de l’Eglise et ceux de la société laı̈que concernant le mariage, si bien décrit par Georges Duby, est plus que jamais mis en évidence. La vassale et son mari sont châtiés malgré le fait que leur mariage est valide du point de vue ecclésiastique. Les mesures prises contre de tels mariages montrent combien la théorie consensualiste a gagné d’importance depuis Gratien (1140) et Pierre Lombard (1150), tout autant qu’elles nous renseignent sur la détermination du pouvoir royal59 de contrôler les mariages des vassales, tout en sauvegardant ne fût-ce que fictivement le droit au choix de la femme. Le texte exprime clairement l’assimilation qui est faite entre le statut de la vassale, ravalée au rang de possession immobilière, et le fief lui-même: 55 Nous trouvons ici l’influence du droit romain. J.A. Brundage a souligné qu’il est surprenant de trouver dans ce texte une loi du droit romain (tempus luctus) obligeant les femmes à observer une période de veuvage avant de se remarier, alors que cette règle a été condamnée spécifiquement par le pape Alexandre III (1159–1181). J.A. Brundage, ‘Marriage laws in the Latin Kingdom of Jerusalem’, dans: Outremer, 258–272. Une disposition semblable se retrouve dans le Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois, 2, 166–167, 113–114. L’expression employée par Guillaume de Tyr est un peu différente: ’apud nos consuetudo erat, usu approbata longevo, quod viduam, et maxime pregnantem, infra annum luctum non sit honestum ad vota migrare secunda, et vix preteriant tres menses a morte mariti‘. La traduction explique de même que ‘Il n’estoit mie coutume en la terre que nule voeve ne se mariast dedens l’an que ele avoit perdu son seigneur, et ce apele le loi le ten de plor’. Willelmus Tyrensis Archiepiscopus, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, RHC, Hist. Occ., I, Paris, 1844, XXI, 15, 1029, et Willemi Tyrensis Archiepiscopi, Chronicon, Guillaume de Tyr, Chronique, ed. R.B.C. Huyghens, identification des sources historiques et détermination des dates par H.E. Mayer et G. Rösch (Corpus Christianorum, Continuatio medievalis LXIII, Turnhout, 1986), II, XXI, 14 – 15, 981. 56 Livre au Roi, chapitre 30, 219. 57 ‘Mais puis que l’an et le jor est passé après la mort dou premier mary (…) la raison juge et comande ce enci a juger que le seigneur ou la dame de sous sui elle est li deit mander .iii. chevaliers, tels com li afièrent, par.iii. fois, et li doit mander, disant qu’elle preigne lequel li plaira de ceaus.iii., et elle est lors tenue de prendre l’un de seaus .iii., par dreit et par l’assise.’ Livre au Roi, 220. 58 Livre au Roi, chapitre 31, 223–224. 59 Remarquons que le Livre dit bien se li rois veut, ce qui met en évidence le poids de l’autorité royale dont dépend l’issue de chaque cas, Livre au Roi, 223. 346 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 Et celuy qui entra es choses dou roi et en sa droiture sans son congé, ce est qu’il prist sa feme lige sans son otrei et sans son seu, si deit estre desfais (…) por ce que dreit nen est de saisir ni de prendre autruy chose. Et meysmement la chose et le dreit dou chief seignor, et tel gueredon doit avoir que tel meffait fait contre son seignour. La troisième situation60 évoquée par le Livre est celle de l’insubordination d’une veuve vassale ayant des héritiers. La situation de la veuve ayant eu des enfants est meilleure puisqu’elle ne peut être obligée par son seigneur de se remarier ni avant, ni après la période coutumière de deuil.61 Cependant en cas de refus de sa part de se remarier, le seigneur possède le droit non négligeable de saisir le bailliage du fief jusqu’à la majorité de l’héritier.62 Dès 15 ans pour le garçon, et 12 ans pour la fille, le seigneur est tenu de leur rendre leur fief en échange de leur hommage. Le fils doit alors rendre à sa mère son douaire. Si la veuve mère se remarie sans l’accord du roi alors qu’elle tient le bailliage du fief de ses enfants, elle perd son bailliage et sera totalement déshéritée, douaire compris.63 Il faut insister sur la précarité de la condition de ces femmes, même mères, même vassales. Leur impunité est extrêmement fragile. Premièrement, la femme noble qui tient le bailliage du fief comme belle-mère des héritiers du fief s’expose à perdre de ce fait ce bailliage et son douaire, si elle refuse par trois fois les maris proposés selon la procédure en vigueur.64 Enfin, si les héritiers meurent pendant la période 60 Livre au Roi, chapitre 32, 225–227. ‘C’il avient que une feme veve lige remaint veve, et li est remés de son seignor qui mors est anfans a qui vient celui fié, ou fis ou fille et qu’il soit celui heirs, et li rois ou la dame de sous cui elle est li veut douner mary avant l’an et le jor de la mort de son premier mary et elle ne le veut, la raison juge que il ne le peut faire enjusque l’an et le jor soit passé, puisque elle fait faire au seignor le servise que le fié doit. Mais puisque l’an et le jor est passé et li rois li veut douner mary tel come il li affiert et elle ne le veut prendre, la raison juge que li rois ou la dame de sous cui elle est ne la peut mie por ce deseriter dou fié, puisqu’il y a enfans qui sont heir de celuy fi, qui mut de par leur pere qui mors est.’ Livre au Roi, 225. …‘Et c’il avient que ces anfans qui d’aage n’estoient morurent tous dedens celuy termine que li rois estoit tenant et saisi de celuy fi, par dreit, la raison juge que li rois n’est puis tenus de riens rendre de celuy fié le douaire, ni a la mere, ni a la marastre, puis qu’elle trespassa le comandement de son seignor de faire ce que faire devet par dreit, ains torne tot au roi par dreit et par l’assise.’ Livre au Roi, 226. 62 ‘Mais bien juge le dreit et l’asize que li rois a bien poier de tolir li le baillage dou fié et de tenir le enjusque les anfans qui sont heir dou fié seent d’aage, ce est le plus ainsnés, de deservir celuy fié. Et entant lor deit li rois douner as anfans dou dit fi, lor estouviers enjusque a tant que le plus ainsnés ait provés en la Haute Cort son aage, car puisqu’il avera se prové, la raison juge que li rois est tenus de prendre son homage et de rendre ly son fié, car ce est dreit. Et puis se sa mere li veut demander son douaire a son fis, si li peut demander son douaire a son fils, car il est tenus de douner li, por ce que ses fis est.’ Livre au Roi, 225–226. 63 ‘Encement autel raison est, se la mere qui tenet le baillage dou fié de ses anfans et prist autre mary sans le congé dou roi, si juge la raison qu’ele deit tantost perdre le baillage dou fié et son douaire a tos jors mais (…).’ Livre au Roi, 227. 64 ‘Mais s’ele fu sa marestre, et li rois l’eust fait semondre de prendre mary, si com est dit desus, aprés l’an et le jor de la mort de son seignor, et par.iii. fois, qu’elle en preist l’un de ceaus que il li veut douner, et elle n’en vost point faire, bien sachés que la raison juge que puisque li rois li toly le baillage dou fié par dreit, que li filiastres, puisque il sera d’aage et saisi dou fié, ja ne li rendra son douaire c’il ne veut, por ce que dezeritee en est, par dreit.’ Livre au Roi, 226. 61 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 347 du bailliage, vassale mère et baille belle-mère partagent le même sort: elles perdent tout leur avoir (fief et/ou douaire) comme peine de leur insubordination. Troisième constatation: Il apparaı̂t non seulement très clairement que les droits de la vassale sur son fief sont moins solidement assurés que ceux d’un vassal de sexe masculin, mais encore que la royauté cherche sciemment à profiter de ce fait établi. Le roi entend également tirer parti de la précarité du statut de la femme vassale intrinsèque à son sexe dans le cas des veuves. Une fois veuve, la seule sauvegarde de la vassale est due à l’existence d’héritiers potentiels. Elle n’a le droit de refuser les partis royaux que si elle a des héritiers et encore à ses risques et périls. Le roi ne néglige aucune possibilité d’intervention et de retenue même momentanée (bailliage) du fief. Le droit de bailliage du roi sur le fief du mineur n’est pas un droit négligeable, d’autant plus que compte tenu des taux de mortalité infantile au XIIè siècle, une rétrocession finale du fief aux mains du roi était une alternative très vraisemblable.65 4. Le sort des épouses des chevaliers hérétiques et apostats Même constatation avec la loi traitant des peines réservées aux chevaliers hérétiques.66 Il apparaı̂t une fois de plus très clairement que la royauté tire sciemment parti du fait que la femme vassale vaut moins que l’homme vassal, et que ses droits sur son fief sont moins solidement assurés que ceux d’un vassal de sexe masculin. D’une part, il y a égalité des peines contre les vassaux hérétiques, sans distinction de sexe. Le vassal hérétique est condamné au bûcher et à la confiscation totale de ses biens au profit du roi. Son épouse orthodoxe ne conserve que ses biens propres: son douaire et ses effets personnels. La vassale hérétique subit la même peine et de même son mari orthodoxe ne conserve que son équipement, ses montures et son lit garni (une paire de draps et une couverture).67 Mais l’inégalité des peines selon le 65 Les bénéfices de la saisine d’un fief par le seigneur sont aussi évidents que le fait que le roi tâche d’en profiter au maximum. Ainsi selon le chapitre 26 (Livre au Roi, 211–212) qui discute de la recommandation au roi de son fief par un vassal pendant un an et un jour, le roi ne rendra le fief en cas de prédécès du vassal qu’à la majorité de son héritier, une fois que celui-ci est capable de le desservir. 66 Livre au Roi, chapitre 21, 195–199. ‘Ici orrés la raison et le dreit c’on doit faire de celuy chevalier qui est patelin et de son fié et de toutes ces choses, et quel dreit y a sa feme ce elle est de dreite fei.’ (195) 67 ‘S’il avient que aucune male aventure ou par aucun mal aprendement que aucun chevalier soit patelin et mescreant en la fei de Jhesu Crist, et il en peut estre provés ou ataint par veue de ces veisins ou par sa recounoissance de luy meysmes ou par ces compaignons qui revienent a la dreite fei et que il l’en heussent presché de retourner et il n’y vost, la raison comande et juge que ces pers le devent juger a estre ars, et quan que il avet si det estre par dreit dou rei.’ Livre au Roi, 195–196. (...) ‘Mais se celui fié mut de par le chevalier patelin, la raison comande et juge que se sa feme est de dreite fei, si deit avoir son douaire sans plus, et le meuble de l’ostell, de robe et tout l’autre deit estre dou seignor, et par dreit et par l’asise. Mais s’il avient que la feme fust pateline et le fié mut de par ele, et le chevalier ces maris estoit de bone foi, la raison comande et juge qu’elle deit estre arce, et tout ce qu’elle teneit dou rei et can que elle avoit, si det estre de la seignorie, for tant soulement qu’il det demourer au chevalier ses maris qui est de bone fei tout son harnois et ses bestes et un lit garny, si come afiert a chevalier et tel come l’on le trovera en l’ostel, et sa viande s’il l’a achetee, et la viande de ces bestes, et tout l’autre remanant et le fié, si est dou rei.’ Livre au Roi, 197. 348 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 sexe du coupable se révèle en ce qui concerne la peine du vassal resté orthodoxe: alors que la vassale et épouse orthodoxe d’un chevalier hérétique ne conserve que la moitié de son fief en usufruit et doit pour cette part le service au roi, le mari vassal et orthodoxe d’une femme hérétique ne perd rien68 de ses possessions féodales, si ce n’est qu’il doit livrer au roi tous les biens qui lui viennent de sa femme ou l’équivalent de leur valeur. Une fois encore, le texte révèle à la fois la précarité des droits vassaliques de la vassale et une véritable stratégie royale pour s’assurer de moyens légaux permettant d’agrandir le domaine du roi aux dépens de ses vassaux.69 Même constatation en ce qui concerne le cas de l’apostasie d’un chevalier et sa conversion à l’Islam,70 (S’il avient que un chevalier estraie son fié sans recoumander son fié a son seignor et s’en vait en terre de Sarasins et si renee la lei de Jhesu Crist et s’en prent a cele de Sarasins). La confiscation des biens féodaux est absolue, s’il est lui-même le vassal (la raison juge et coumande ce enci a juger que son fié o can que il avoit si deit estre dou seignor a tous jors mais). Le douaire71 de l’épouse du vassal est prélevé sur la valeur totale de leurs biens communs, selon la coutume. Les mesures prises contre une vassale restée de bonne foi, et épouse d’un chevalier apostat témoignent une fois de plus de l’inégalité des peines envers un vassal de sexe féminin. La vassale (et se elle n’en avoit douaire noumé, por ce que celuy fié mouvet de par la feme), perd sa saisine sur son fief puisqu’elle n’a plus droit qu’à son douaire, c’est-à-dire, comme dans le cas de la vassale épouse d’un hérétique, à l’usufruit de la moitié de son fief (et de leurs autres possessions communes) moins la valeur du service dû pour cette moitié de fief (la raison juge qu’elle doit aveir de douaire, tant come vauroit la moitié des rentes de tous seaus biens que il et elle avoient, outre le servise que le fié doit, et non plus).72 Notons que, bien que la vassale ne soit dans ce cas précis coupable d’aucun crime, sa punition est très grave 68 ‘Mais tant y a que la raison coumande que se celuy chevalier patelin avoit feme espouse de leau fei, elle doit aver la moitié de celuy fié, tant come elle vivera, por son vivre, car la raison comande et juge que por la mauvaistie dou baron ne deit mie perdre la feme son douaire, puis que le fié moveit de par la feme de qui vient la feauté et l’omage au roi, et en deit faire deservir la moitié dou servise que le dit fié deit, car ce est raison.’ Livre au Roi, 196–197. (...) ‘Mais se celuy fié movet de par le baron, la raison comande et juge que li rois ni det riens prendre en celuy fié par dreit, for tant que celuy home lige est tenus de douner au roi tout se qu’il prist o luy en mariage ou le vaillant, car ce est dreit et raison par l’asise dou roi Amaurry a cui Dieu face verai merci. Amen.’ Livre au Roi, 198. 69 Voir l’appendice de cet article concernant les chapitres 24 et 25 du Livre au Roi qui confirment cette déduction. 70 Livre au Roi, chapitre 23, 203–204. ‘S’il avient que un chevalier estraie son fié sans recoumander son fié a son seigneur et s’en vait en terre de Sarasins et si renee la foi de Jhesu Crist et s’en prent a cele de Sarasins, la raison juge et coumande ce enci a juger que son fié o can que il avoit si deit estre dou seignor a tous jors mais’ (203). 71 Le douaire est ‘un gain de survie’. L’épouse ‘n’entre en jouissance des biens assujetis au douaire qu’à la mort de son conjoint’, P. Petot et A. Vandenbossche, ‘Le statut de la femme dans les pays coutumiers francais du XIIIè au XVIIè siècle’, La femme … Société Jean Bodin, t. 2, 248, note 3. ‘Mais ce celuy chevalier avoit feme, voirement tant y a que la raison coumande que elle deit aver son douaire desur le fié et desus tous les autres biens que ces maris avoit et elle.’ Livre au Roi, 203. 72 Je pense que cette mesure est semblable à celle prise envers la vassale bonne chrétienne épouse d’un chevalier hérétique: voir ci-dessus la première citation, note 68. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 349 et totalement injustifiée du point de vue du droit féodal. La peine d’un vassal dont la femme se serait convertie à l’Islam n’est même pas évoquée. Quatrième point: Le fait que la préoccupation majeure du Livre au Roi est de sauvegarder l’intérêt du roi suzerain a eu des conséquences surprenantes sur les lois qui nous y sont présentées. Pour mieux museler ses vassaux et leur désir d’indépendance et s’assurer de leur fidélité, nous trouvons dans le Livre, des Assises qui vont plus loin encore, en ce sens qu’elles remanient, voire transforment, non plus seulement les normes féodales mais encore des règles ecclésiastiques contemporaines.73 Nous en trouvons un exemple frappant dans le chapitre dont je viens de traiter et qui concerne les mesures à prendre contre les chevaliers apostats.74 Ce texte de droit féodal fait plus que d’enfreindre les droits vassaliques fondamentaux, il s’impose sur le terrain du droit canon. En effet, le Livre stipule étonnamment que la vassale et épouse d’un chevalier ayant quitté le Royaume et converti à l’Islam a le droit, comme toute veuve, de se remarier dans l’année et le jour qui suivent l’apostasie du mari: Et puis que elle avera pris son douaire si come est estably, puis qu’il ne fu autrement moty, et coumande la raison qu’elle peut puis bien prendre autre baron après l’an et le jor que celuy sien maris fu renoiés….75 Cette décision nous intéresse à divers titres. Tout d’abord, sur le plan proprement juridique, il s’agit là d’une usurpation au profit du roi du monopole ecclésiastique en matière de législation matrimoniale. Elle s’oppose à la position adoptée par la législation bourgeoise, puisque le Livre des Assises des bourgeois reconnaı̂t quant à lui, vers la moitié du XIIIè siècle, la seule compétence des juges ecclésiastiques concernant les problèmes liés au mariage.76 On peut certes expliquer cette attitude par le fait que les Assises des bourgeois sont postérieures d’environ un demi siècle au Livre au Roi, mais le motif essentiel de cette divergence de vue tient certainement au fait même du caractère féodal du Livre au Roi et à sa préoccupation majeure concernant le destin des fiefs et le service dû au seigneur. Le Livre au Roi opte contre l’indissolubilité du lien matrimonial qui s’oppose dans ce cas précis aux intérêts seigneuriaux du roi. On pourrait même penser que cette décision est réellement subversive: si nous nous en tenons aux recherches des spécialistes contemporains du droit ecclésiastique, cette assise s’oppose au droit canon, 73 James A. Brundage a déjà fait remarquer dans son article ‘Marriage law in the Latin Kingdom’ que ‘there are a few areas in the law of feudal property, however, that impinge upon canonistic notions of marriage in interesting and suggestive ways’, Outremer, 267. Mais cet historien étudie surtout le Livre de Jean d’Ibelin et ne cite que le chapitre 30 du Livre au Roi en ce qui concerne l’obligation de remariage des veuves. 74 Livre au Roi, chapitre 23, 203–204. 75 Voir note précédente. 76 Les Assises des Bourgeois disent clairement que dans le cas où un litige lié au mariage est amené devant la cour royale, que cette cour doit refuser d’entendre le cas et le laisser à la seule compétence des juges ecclésiastiques, Assises des Bourgeois, RHC, Lois, 2, chapitre 181, 121, dans: Brundage, ‘Marriage law’, 266 et note 47. Voir également les notes 98–101 de cet article. 350 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 selon lequel l’apostasie de l’un des deux époux ne peut constituer une entorse à l’indissolubilité du lien. Ainsi J.A. Brundage établit clairement que selon le droit canon du XIIè siècle, ‘when two christians were married, the lapse of one party into heresy, paganism or Judaı̈sm did not terminate the marriage’.77 C’est sans doute sur le plan symbolique que ce passage est le plus signifiant: le noble apostat est symboliquement considéré comme mort pour la société féodale et ses pairs du Royaume Latin. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce cas précis, c’est que cette ‘mise à mort’ par le droit féodo-vassalique du Royaume Latin a été faite dans le but de garantir au roi son service de mariage et de ne pas perdre son contrôle sur une vassale qui lui doit encore la moitié du service pour ce fief. 5. Les droits des femmes de chevaliers lépreux Le dernier cas que je voudrais évoquer ici est celui de la femme du chevalier lépreux78 qui est selon moi non seulement l’exemple le plus extrême de cette tend77 Il s’agit de la position de Gratianus (C. 28 q 2 d.p.c. 2), dans: Brundage, ‘Marriage law’, 263, note 27 (et citation). Le fait qu’avant la fin du XIIè siècle la doctrine consensualiste parisienne du mariage a été adoptée par la papauté a considérablement influencé les décisions concernant le remariage, puisque selon cette doctrine, l’échange des consentements rend le lien matrimonial indissoluble. Ni les juristes de l’école de Bologne, ni les décrétistes consensualistes n’admettent que la séparation est permise en cas d’apostasie de l’un des conjoints. Brundage souligne le fait que dans la période des décretistes, entre Alexandre III (1159–1181) et la publication du Liber Extra (Les Décrétales de Grégoire IX, 1234) ‘Papal marriage decisions of this period showed a considerable variety of opinion and practice’. Depuis le XIè siècle, les papes et canonistes ont refusé de dissoudre les mariages contractés validement: leurs successeurs à la fin du XIIè siècle ont essayé d’améliorer la théorie de la séparation, du divorce et du remariage (Brundage, Law, sex, 370). Cependant, dès Alexandre III, la doctrine s’efforce d’empêcher au maximum la dissolution des liens maritaux (Brundage, Law, sex, 333). Il n’admet la dissolution du mariage par parole de présent ou de futur suivies de relations sexuelles que pour impuissance, affinité, par accord mutuel d’entrer en religion prononcé avant le mariage, ou par l’abscence prolongée d’un des époux qui fasse présumer de sa mort (Brundage, Law, sex, 334). Dans sa décrétale Quanto te de mai 1199, Innocent III (1198–1216) décrète que si l’un des deux conjoints d’un mariage chrétien renonce au Christianisme, le mariage reste néanmoins valide. (Brundage, Law, Sex, 380). Il refuse le remariage au conjoint resté chrétien. Jean Gaudemet, Le mariage en Occident (Paris, 1987), 256–257. Cette décision vient entre autres en réaction à une décrétale précédente de Célestin III permettant à une femme chrétienne de se remarier si son époux chrétien abandonne le christianisme ‘par haine de sa femme’ et épouse une infidèle. Célestin III avait admis la dissolution du mariage parce que contumelia creatoris solvit ius matrimonii. Mais Innocent III déclare que ce principe ne vaut que dans le cas d’un mariage d’infidèles où l’un des deux conjoints se convertit au christianisme. Dans le cas d’un mariage entre deux chrétiens, le lien est sacramentel et le sacramentum fidei ne peut être dissous. Innocent III espère ainsi empêcher la fraude de maris qui agiraient ainsi en simulant l’hérésie pour se débarasser de leur femme. Brundage, Law, sex, 379–380, et Gaudemet, Le mariage, 256–257. Il ne semble donc pas que le droit canon eût permis la dissolution du mariage dans le cas envisagé par le Livre au roi. Jean Gaudemet conclut lui-même que le droit canonique classique ne reconnaı̂t qu’un seul motif de rupture permettant un remariage après la consommation du mariage précédént: ‘l’abandon de la foi par l’un des conjoints, mettant en péril celle de l’autre’, ce qui n’est pas le cas ici. Gaudemet, Le mariage, 258–259. 78 Le chapitre 42 traite de l’homme lige malade de la lèpre Ici orrés quel dreit on deit faire de celuy chevalier home lige qui devient mesiau, et quel dreit a yl en son fié despuis que ce mau li avint, et ou il det estre et maner, Livre au Roi, 256–262. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 351 ance du Livre à s’aider de la fragilité des droits des femmes vassales sur leurs fiefs pour renforcer la mainmise de la monarchie sur les fiefs du Royaume, mais encore le plus original. Rappelons que la lèpre est considérée dans la civilisation chrétienne comme une maladie d’origine peccamineuse. Robert I. Moore a magistralement démontré que cette idée de lèpre, châtiment divin envers le pécheur et ses acolytes, fermement établie au moyen âge, est en fait une croyance quasi universelle liée à l’apparence grotesque du lépreux et à son caractère physiquement repoussant.79 Ainsi le monde islamique considère la lèpre comme un châtiment d’immoralité. Aujourd’hui encore, on voit la lèpre en Inde comme la conséquence d’une faute commise dans une incarnation précédente. Pour les Zandes du Nil il s’agit d’une punition pour crime d’inceste. Moore conclut que l’on voit au moyen âge dans la lèpre ‘le spectacle d’un châtiment, pour les mauvaises actions commises en général ou pour des crimes spécifiques paraissant particulièrement abominables’.80 Le texte du Livre au Roi exprime bien cette idée de sanction divine puisqu’il qu’il débute ainsi: S’il avient que, par la volenté de Nostre Seignor, un home lige devient mesel.81 Le premier des péchés à être sanctionné par la lèpre est la luxure, péché de la chair. Comme le dit bien Jacques le Goff, la lèpre, ‘maladie obsessionnelle et culpabilisante (…), reçoit son origine dans la sexualité coupable — y compris celle, surtout peut-être, celle des époux — et la macule de la fornication commise dans la chair ressort à la surface du corps’. Une autre croyance liée à l’activité sexuelle des lépreux est celle de leur ardeur sexuelle inassouvible.82 Une tradition indo-européenne très ancienne explique la transmission de la lèpre par les rapports sexuels. Le moyen âge n’a pas fait de distinction nette entre les maladies sexuellement transmissibles et la lèpre proprement dite: on croit que la contagion s’effectue par les relations sexuelles, par le toucher et par la respiration, comme une maladie vénérienne. Selon la médecine médiévale, les causes possibles de la lèpre sont, entre autres, les rapport sexuels avec une lépreuse, de même que les rapports sexuels intervenus au cours de la menstruation féminine.83 En Europe médiévale, une fois reconnu officiellement comme tel, le lépreux est séparé de la communauté, relégué dans une léproserie et soumis à diverses mesures d’exclusion.84 Le troisième concile de Latran (1179) prévoit un rituel fortement 79 R. Moore, La persécution. Sa formation en Europe (Xè-XIIIè siècles) (Paris, 1991), 70–77. Moore, La persécution, 73. La citation 74. 81 Livre au Roi, chapitre 42, 256. 82 J. Le Goff, ‘Le refus du plaisir’, L’imaginaire médiéval (Paris, 1985), 145–146; Moore, La persécution, 76–77. 83 Voir D. Jacquart et Cl. Thomasset, Sexualité et savoir médical au moyen âge (Paris, 1985), 253; Moore, La persécution, 75–77; M. Greilsammer, L’envers du tableau. Mariage et maternité en Flandre médiévale (Paris, 1990), 198–200. 84 F. Bériac, Histoire des lépreux au moyen âge (Paris, 1968), pp. 181–189, Moore, La persécution, 70–71. 80 352 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 inspiré du rite des morts, et marque la ségrégation des lépreux, véritables ‘morts vivants’, selon l’expression employée par Moore.85 La procédure adoptée dans le Livre correspond aux normes adoptées par la société médiévale. Dans le Royaume Latin, le malade est toléré au début de sa maladie, jusqu’à ce qu’il soit établi qu’il est véritablement lépreux et incurable. Une fois officiellement reconnu comme tel, le lépreux doit quitter la société où il vivait et rejoindre l’ordre des chevaliers lépreux de Saint-Lazare,86 ordre militaire contemporain des Hospitaliers et des Templiers. Cet ordre de dimensions beaucoup plus modestes, fut fondé à Jérusalem pour acceuillir à la fois des frères sains et lépreux.87 S’il avient que, (…) un home lige devient mesel, si que mais ne puisses garir de sele meselerie qui fort s’est prise sur luy,88 le dreit juge et coumande que il deit estre rendus en l’Ordre de Saint Lasre, la ou est estably que les gens de tel maniere de maladie se deivent rendre. Le Livre au Roi est relativement indulgent en ce qui concerne les droits de propriété des vassaux lépreux. Contrairement à un grand nombre de législations européennes qui le dépossèdent de ses biens propres, simultanément à sa mort civile,89 le vassal lépreux ne perd pas ses droits sur son fief à condition de faire desservir celui-ci, et il continue à jouir de ses revenus.90 Ses droits héréditaires sur son fief sont sauvegardés, puisque c’est seulement au cas où le vassal n’a aucun parent qui 85 Moore, La persécution, 70. En Europe, la grande période de développement des maladreries ou léproseries se situe entre 1150 et 1250, après avoir débuté vers la fin du XIè siècle. Le 23è canon de Latran III permet officiellement à de tels établissements d’avoir une chapelle généralement dédiée à SaintLazare, et un chapelain. Lire Bériac, Histoire, 122–129 sur le parallèle établi entre les deux Lazares (le pauvre Lazare, Luc, XVI, 19–31) et Lazare de Béthanie, et l’instauration du culte de Saint-Lazare et des léproseries. 86 Fondé dans le Royaume Latin vers 1112 (selon M. Barber plutôt vers 1130, M. Barber, The new knighthood. A history of the Order of the Temple (Cambridge, 1994), 38) pour venir en aide aux lépreux, ses fonctions humanitaires se transformèrent rapidement en fonctions militaires. Son siège est alors situé à Jérusalem, dans un bâtiment proche du rempart nord. Prawer, Royaume Latin, t.1, 495. Les chevaliers lépreux se battent aux côtés des chevaliers des autres ordres militaires. Lorsque Saint-Louis fortifie les murailles de la ville d’Acre, il confie l’une de ses portes, la porte Saint-Lazare à l’ordre des chevaliers lépreux du même nom. Royaume Latin, t.2, 313 et 443. 87 Selon M. Barber, l’ordre des Templiers et de Saint-Lazare étaient très liés. Les frères lépreux Templiers et Hospitaliers avaient la prérogative de pouvoir rejoindre l’ordre de Saint-Lazare. Dès 1230, les frères de Saint-Lazare se battent aux côtés des Templiers. Barber, The new knighthood, 38. 88 Citation Livre au Roi, chapitre 42, 256–257. 89 L’un des aspects les plus cruels de la mort civile du lépreux est qu’il perd normalement tous ses droits à ses biens propres. Selon Moore, l’étendue de la perte de ces droits est très variable en Europe. Ainsi en Normandie, le lépreux peut continuer à toucher le revenu de ses terres, en Hainaut il peut même en disposer par testament, alors qu’en Angleterre, la lèpre empêche absolument d’hériter, de tester et de plaider. Moore, La persécution, 71–72. 90 Il a le droit de se faire remplacer par un chevalier s’il s’agit d’un fief de corps, ou de continuer à le faire desservir par un sergent à sa solde, s’il s’agit d’un fief de sergent. Notons que l’ordre de SaintLazare bénéficie dans ce cas d’un privilège particulier puisqu’un de ses membres a le droit de garder son fief tout en le faisant desservir par un autre. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 353 puisse hériter de son fief que son seigneur le récupère.91 Le caractère magnanime des mesures prises envers les lépreux disparaı̂t lorsqu’il est question du sort des épouses des chevaliers lépreux. Je pense que nous trouvons ici une solution totalement originale, dictée une fois encore par les contingences féodales du Royaume Latin. L’épouse saine d’un chevalier lépreux est nettement défavorisée par le Livre au Roi dans une telle situation. Le texte du Livre nous dit que Mais se celuy chevalier avoit feme, la raison juge et le dreit coumande que celui mariages det estre partis….92 Ne nous y trompons pas. Contrairement à la solution adoptée pour la vassale épouse d’un chevalier apostat, il n’est pas question ici d’accorder la dissolution du lien matrimonial. Car lorsque le Livre dit que celui mariages det estre partis il ne préconise pas le remariage de l’épouse saine mais emploie le terme partis dans le sens canonique du terme. Les deux époux seront physiquement séparés l’un de l’autre, quoique encore mariés. En fait, le droit féodal du Royaume Latin a retenu dans ce cas le principe d’indissolubilité du lien matrimonial, préconisé à la même époque par le droit canon. En cas de lèpre de l’un des deux conjoints, l’Eglise refuse au XIIè siècle la rupture du lien matrimonial. Alexandre III (1159–1181) s’émeut même du fait que les règlements des léproseries empêchent les époux de se voir et va jusqu’à obliger le conjoint sain au devoir conjugal dans une de ses décrétales.93 Ce qui est réellement étonnant dans ce cas précis, c’est que le sort de la femme est irrémédiablement lié au tragique destin de son mari lépreux. Plus extraordinaire encore est le fait que dans ce recueil qui est un coutumier de droit féodal, et certes pas un recueil de droit canonique, son statut de vassale en titre du fief n’accorde à la femme noble ni sauvegarde ni avantage par rapport à la simple épouse du vassal lépreux. Qu’elle soit l’épouse du vassal lige ou elle-même la vassale du fief ne change rien au fait que si son mari est affecté de la lèpre, elle perd obligatoirement sa liberté et doit entrer de force dans les ordres: ains det estre sa moillier rendue en l’ordre des femes nounain.94 Il faut en conclure que l’impact de son statut de vassale et les droits qui l’accompagnent ont été balayés par une réalité beaucoup plus forte qui est celle des liens qui l’unissent à son époux lépreux. Je me permets d’insister sur le fait qu’en adoptant le principe d’indissolubilité du lien matrimonial, cette loi du Livre au Roi va paradoxalement tout à fait à l’encontre 91 ‘Et après sa mort, s’il n’a nul heir, si torne tout au seignor de par qui il teneent celuy fié,’ Livre au Roi, 257. 92 Livre au Roi, 258. 93 Décrétale X, 4, 8, 2 in J. Imbert, Les hôpitaux en droit canonique (Paris, 1947), 186–188. Brundage insiste sur le fait que l’ Eglise ne voit pas dans la lèpre une raison valable de dissolution du lien. Ainsi, Alexandre III (1159–81) qui force les époux, une fois leur union consommée, à continuer à avoir des relations sexuelles aussi longtemps que l’une des deux parties le souhaite, fait persister cette obligation sexuelle même dans le cas où l’un d’eux est malade de la lèpre. Brundage, Law, sex, 335. 94 Livre au Roi, 258. L’épouse du vassal lépreux n’a aucun droit sur les biens féodaux de son mari lépreux défunt, mais reçoit son douaire: ‘Et se celuy fié meut de par le mary mesel qui mors est avant que sa moiller, la raison juge et comande que celuy fié vient au plus proı̈sme parent ou parente (…) par enci que il det douner a la moillier dou mesel son douaire, si come elle fu dounee par pris d’aver, et non autrement.’ Livre au Roi, 261. 354 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 des intérêts du seigneur, pour qui la solution optimale consiste précisément, comme dans le cas de l’épouse de l’apostat, dans le remariage de la vassale, lui assurant à la fois le service dû pour son fief et les gains substantiels issus de son droit de mariage. Dans ce cas précis, le Livre ne permet pas au seigneur d’user de son droit de mariage en obligeant l’épouse saine à se remarier, selon la pratique que j’ai évoquée auparavant pour les veuves.95 Le principe d’indissolubilité de ce mariage une fois adopté,96 ce sont les réalités féodales spécifiques du Royaume Latin, et le poids de la priorité accordée aux besoins militaires, tels que je les ai déjà explicités à diverses reprises, qui ont dicté la solution doublement originale choisie par le compilateur du Livre au Roi. La solution féodale la plus pratique et en fait la seule envisageable, qui nous paraı̂t sans doute éminemment cruelle aujourd’hui,97 est par conséquent, l’entrée dans les ordres des deux époux. En d’autres termes, puisqu’elle ne peut plus être remariée, le seigneur préfère savoir l’épouse vassale saine du chevalier lépreux mise de force au couvent, plutôt que de la laisser en liberté, femme sans mari, vassale sans époux désigné par le seigneur. La première question que l’on peut légitimement se poser est la suivante: si le droit féodal du Royaume Latin a choisi la solution qui sert ses intérêts spécifiques dans le cas du remariage d’une vassale, femme d’un apostat, pourquoi n’a-t-il pas fait de même dans le cas de la vassale, épouse saine du chevalier lépreux? Pour quels motifs le droit féodo-vassalique du Royaume Latin (tel qu’il apparaı̂t dans le Livre au Roi) n’a-t-il pas décidé de s’émanciper de la législation canonique dans ce second cas, comme il l’a fait lorsqu’il légifère en faveur du remariage de la femme de l’apostat (solution qui, accessoirement, va à l’encontre de l’interdiction du droit canon)? En d’autres termes, quelle est la raison qui a fait que le Livre au Roi s’aligne sur le droit canon concernant l’indissolubilité du mariage d’une épouse saine avec un lépreux, alors qu’il s’en désolidarise totalement en ce qui concerne le remariage de la vassale épouse d’un apostat? Je pense que le droit ecclésiastique n’a été la cause décisive d’aucun de ces deux choix contradictoires. On l’a vu, le Livre au Roi se permet d’usurper le monopole de l’Eglise en matière de mariage. Ensuite, même dans le cadre du droit canon luimême, les options sont encore assez ouvertes pour permettre une certaine liberté de choix. Brundage insiste sur le fait que ‘Disputes about marriage formation and related matters in the writings of the decretists reflected uncertainties in the ways that the popes of the second half of the twelfth century handled these problems. Papal mar- 95 Voir plus haut (Livre au Roi, chapitres 30–32, 219–227). C’est à mon avis pour des raisons totalement étrangères au droit canon, raisons que je me propose d’élucider plus bas, que ce principe a été adopté. 97 Cette décision est à ce point non conforme au bon sens que Beugnot est persuadé (à tort selon moi) que la vassale est remise en liberté si elle est saine ‘La femme demeurait dans le couvent, s’il était constaté qu’elle avait contracté la maladie; mais dans le cas contraire, on ne peut douter, quoique l’auteur ne le dise pas, qu’elle fut remise en liberté’. M. Beugnot, Assises de Jérusalem. Assises de la Haute Cour, RHC, Lois, I (Paris, 1841), 636. 96 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 355 riage decisions of this period showed a considerable variety of opinion and practice.’98 Deux exemples spécifiques me suffiront pour illustrer ces propos: lorsqu’en 1199 Innocent III se prononce pour l’indissolubilité du lien matrimonial dans un couple chrétien où l’un des deux époux a abjuré sa foi, ‘il reconnaı̂t qu’il se sépare de l’opinion de ses prédécesseurs’.99 De même, la position d’Alexandre III est contredite par Urbain III (1185–1187) qui accorde un divorce à une femme dont le mari avait contracté la lèpre.100 Pratiquement cela signifie qu’à l’époque de la rédaction du Livre au Roi, cette situation fluctuante permettait encore au législateur d’opter pour la solution lui paraissant servir au mieux ses objectifs. On peut trouver un soutien à cela dans le fait que la solution choisie pour les nobles par le Livre au Roi est radicalement opposée à celle qui règle le sort des conjoints bourgeois dans le Royaume Latin: les Assises de la cour des Bourgeois, rédigées une quarantaine d’années plus tard, permettent quant à elles101 le remariage du conjoint sain d’un lépreux. Les Assises de la Cour des Bourgeois permettent le divorce dans quelques cas précis de maladie incurable: S’il avient que uns hons ait pris une feme, et cele feme devient puis mezele ou chiet dou mauvais mau trop laidement, ou li put trop fierement la bouche et le nés, ou pisce aucune nuit au lit…la raison coumande que se le marit s’en claime à l’Iglise, et ne veut plus estre o luy por ce mahaing qu’il y a, que l’Iglise les det departir par dreit. Cette loi est égalitaire et prévoit la même solution pour les deux sexes: Et tout autel raison est dou marit, s’il avoit le mahaing que dit est desus, et sa moillier n’en eust point dou mahaing; et tout en autele maniere deit estre jugés com est dite la raison devant de sa feme, et ce est droit et raisons par l’asise. Même si le droit des bourgeois s’en remet au tribunal de l’official quant au jugement à prononcer (la raison coumande que le mari s’en claime à l’Iglise, et (…) que l’Iglise les det despartir par dreit), il s’agit là d’une prise de position de principe du droit des bourgeois qui entérine le divorce dans le cas de maladies incurables. En effet, bien qu’il soit spécifié que la décision est prise par les instances ecclésiastiques, il paraı̂t pour le moins douteux que l’Eglise ait été prête à prononcer le divorce à cause d’une mauvaise haleine (aussi putride soit-elle…) ou de l’incontin- 98 Brundage, Law, sex, 269. Dans ce cas précis, il s’agit surtout de la position de son prédécesseur Célestin III (1191–1198) qui permet dans certaines circonstances le remariage d’une épouse délaissée par un mari apostat. Gaudemet, Le mariage, 256–257. 100 Brundage, Law, sex, 269. 101 Les Assises de la Cour aux Bourgeois ont été rédigées vers 1240. J. Richard, ‘Le statut de la femme’, 377–378. M. Beugnot, Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois II, CLXXVI, 118–119. Selon J. Richard, ‘le mari paraı̂t avoir été libre de se remarier’. Richard, ‘Le statut de la femme’, 382. Gaudemet est plus catégorique puisqu’il cite le Livre des Assises des Bourgeois comme exemple de la possibilité du remariage du conjoint sain, si le lépreux lui accorde sa permission, Le mariage, 258. 99 356 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 ence d’un des deux conjoints.102 Nous avons donc bien là deux décisions totalement opposées fondées sur les positions antithétiques des droits féodaux et bourgeois concernant le mariage et les femmes.103 Selon le droit des bourgeois, le divorce sera prononcé si les faits s’avèrent exacts (dreit est que il seient partis et que celuy ou cele qui avera la tache que dite desus soit rendus en religion) et le mariage du conjoint sain est permis (Et le maris puis bien prendre autre moullier par droit, puis que il sera partis de l’autre feme qui se cera rendue en ordre de religion). Une fois sa femme reconnue comme lépreuse, il revient au conjoint de donner sa dot (ou ce qu’il en reste) au monastère qui la reçoit.104 Quel motif a donc pu dicter une telle décision originale du droit féodal du Royaume Latin? La question est d’autant plus intéressante que, comme je l’ai fait remarquer plus haut, cette réglementation est totalement opposée aux intérêts premiers du seigneur-roi. Quel est le fondement de la décision qui oblige la vassale saine à abandonner le monde? Il paraı̂t clair que les motivations profondes ne reposent pas plus sur le droit féodal qu’elles n’ont été inspirées par la législation canonique. En effet, dans ce cas particulier, la vassale n’est pas privée de ses droits en tant que vassale. Au contraire, cette décision n’a pas aboli ses droits en tant que détentrice de son fief. Elle bénéficiera pendant toute sa vie de la moitié de ses revenus, son mari bénéficiant de l’autre moitié, une fois défalqué le prix du service qui est dû. Le texte explicite clairement le fait que la vassale saine, malgré son entrée dans les ordres, reste sans nulle équivoque légalement la titulaire du fief: Et c’il avient que li maris meurt avant que sa moiller, et celuy fié mut de par la feme, la raison comande et juge qu’elle peut yssir dou mostier ou elle est rendue et venir avant en la Haute Cort et requerre son fié come dreit heir qu’elle est et a esté.105 102 Beugnot confirme qu’il s’agit bien ici d’un divorce mais émet lui-même des doutes concernant l’attitude de l’Eglise à ce sujet: ‘Il ne s’agit point ici de la séparation (…) mais d’un divorce complet qui rendait aux conjoints leur liberté réciproque. (…) le droit qui semble ici accordé à l’autorité religieuse, n’appartenait réellement qu’au souverain pontife, qui seul possède le pouvoir absolu de dissoudre un mariage. Il faut donc penser qu’en Syrie l’autorité religieuse se bornait à séparer les époux, quand l’un d’eux était attaqué d’une maladie contagieuse, et qu’ensuite celui des deux conjoints qui voulait retrouver sa liberté poursuivait, en cour de Rome ou par-devant le légat, la cassation du mariage. On conçoit que plusieurs des causes signalées par l’auteur n’auraient même pas suffi pour légitimer une simple demande en séparation de corps’. Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois II, CLXXVI, 118 note a. 103 Il est important de faire remarquer le caractère égalitaire du droit des bourgeois. De plus, il assure une certaine protection de l’épouse: la séparation n’est pas décidée sur le témoignage unique du mari, considéré comme insuffisant. Le tribunal de l’official doit confier l’épouse à trois ‘bounes femmes’ pendant une période de quinze jours à un mois pendant deux à quatre semaines, afin de vérifier ses accusations. Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois II, CLXXV, 118. 104 Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois, II, CLXXVI, pp. 118–119. Le troisième chapitre qui traite des maladies incurables d’un des deux conjoints et décide du sort des enfants communs de ce premier mariage confirme bien le fait que les époux pouvaient se remarier dans les cas de maladies incurables de l’un des deux conjoints. Livre des Assises des Bourgeois, RHC, Lois, II, CLXXVIII, p.119. 105 Livre au Roi, chapitre 42, 260. M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 357 Sa réclusion est irrémédiable et même la mort de son mari malade ne peut lui faire recouvrer sa liberté ou son fief. A cette occasion, si elle peut sortir momentanément de son monastère afin de réclamer son fief devant la Haute Cour, c’est uniquement pour désigner son héritier: … et le seignor ou la dame desous cui elle est, si est tenue par dreit de rendre ly par enci qu’elle le peut douner et revestir en son fis ou sa fille qui est au ciecle, ou aucun de ces parens ou parentes et au plus proisme après lui qui le deserve au seignor si come le fié porte. Elle doit ensuite regagner immédiatement son abbaye: …et puis deit rentrer en l’abaye si coume dreit est. Ses droits sur son fief sont donc bien entiers et inchangés, puisque sans son accord, le fief ne peut pas être retransmis à un tiers. Le seigneur ne peut en investir personne d’autre, au cas où elle refuserait de désigner à sa place un nouvel héritier, jusqu’à sa mort.106 Mais ce elle enci faire ne le voloit, la raison juge et comande que ja, tant come elle vivra en l’ordre, ne peut aver nul de ces heirs celuy dit fié, por ce que elle est en terre meysmes le plus dreit heir qui y soit, et por ce que saisie et tenant en a esté. Ces clauses correspondent totalement aux dispositions du droit féodal qui ne permet au seigneur de destituer son vassal qu’en cas de félonie ou de rupture de foi de celui-ci. En aucun cas le seigneur n’a le droit d’obliger un vassal à abandonner son fief.107 Ainsi, c’est uniquement le fait de son mariage à un homme atteint de la lèpre, qui l’a assimilée à la caste des lépreux et lui a fait perdre tout droit de vivre dans le siècle et par conséquent de s’occuper de son fief. Pourquoi? Nous touchons ici à un cas passionnant où, n’en déplaise aux détracteurs de l’histoire des mentalités, certaines structures mentales concernant le second sexe ont clairement joué un rôle fondamental. Présents dans la culture populaire, mais également pleinement cautionnés et véhiculés par la pensée savante à l’aide des doctrines médicales et des écrits des théologiens et canonistes, le sentiment universel du caractère maléfique de la femme, la peur de l’impureté de son sexe, l’idée de son infériorité physiologique et morale, la phobie du corps féminin et la conscience des dangers qui en émanent, font partie de cette mentalité commune aux lettrés comme aux illettrés,108 fortement intériorisée au moyen âge à tous les niveaux culturels de la société. 106 Elle ne peut pas en faire bénéficier des ordres réguliers, l’Eglise séculière, ni les communes italiennes, tous exclus du droit de posséder un fief. Elle même tombe sous le coup de l’exclusion en tant que moniale. Le Livre au Roi, 261. 107 La première sanction en est la diffidentia ou rupture de foi qui entraı̂ne la confiscation du fief. F.L. Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité?, 158–159 et 231. 108 Keith Thomas considère comme un fait fondamental qu’il existe une certaine ‘mentalité commune’ à la culture savante et populaire. K. Thomas, Religion and the decline of magic (London, 1971). Lire Carlo Ginsburg qui a lui aussi constaté de telles analogies entre les deux cultures et défend l’idée qu’elles ne peuvent être expliquées par une diffusion du savant vers le populaire, mais plutôt par un substrat commun. Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIè–XIXè siècles (Paris, 1980), 177, et Le fromage et les vers: l’univers d’un meunier du XVIè siècle (Paris, 1966), 17. 358 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 Je pense que l’on peut établir que dans ce cas précis, deux types de préjugés concernant la femme, ancrés très profondément dans la conscience collective de l’époque, l’ont emporté sur les motivations purement religieuses (dissolution du lien matrimonial) ou matérialistes (service féodo-vassalique, renforcement du pouvoir royal) et ont mené à l’une des décisions juridiques les plus arbitraires et originales envers les épouses qui soit contenue dans le Livre au Roi. C’est le texte lui-même du Livre au Roi, très explicite à ce sujet, qui nous éclaire quant aux fondements profonds de l’interdiction du remariage de la femme saine d’un lépreux: il ne s’agit pas de causes légales mais ‘scientifiques’. Le Livre explique que les époux doivent être séparés et que la femme doit prendre le voile por ce que ce autres homes touchassent a luy (l’épouse) charnement, si porreent estre mahaignés de cele maladie, puis qu’elle a été charnaument o ces maris despuis qu’il ot cele maladie, et por ce det estre rendue en ordre auci come ses maris.109 Le texte se réfère à la tradition indo-européenne qui explique la transmission de la lèpre par les rapports sexuels.110 Mais dans le cas qui nous occupe, pourquoi craindre la transmissibilité de la lèpre par une femme saine et pour cette raison même lui interdire de se remarier? Claude Thomasset a clairement démontré qu’au moyen âge ‘le discours scientifique comporte d’étonnantes intuitions mais véhicule aussi d’inquiétants pans d’ombre légués par la tradition et non remis en question’. Ainsi sont retransmis des éléments ‘qui échappent à toute analyse rationnelle et qui ont vraisemblablement constitué un point d’échange entre la culture savante et les croyances populaires’. Cet historien prouve combien ‘le discours mediéval est (…) marqué par la peur: peur de la femme inhérente à la psychologie masculine, peur que suscite la connaissance insuffisante des maladies et peur héritée du passé et enregistrée dans les textes’. Thomasset insiste sur le grand rôle de l’imagination dans la pensée médicale médiévale qui intègre sans aucun esprit critique diverses traditions nées de fanstasmes masculins. Un bon exemple de ces superstitions érigées en vérités scientifiques est la croyance dans les méfaits du sang menstruel qui ‘empêche les céréales de germer, rend aigres les moûts; à son contact les herbes meurent, les arbres perdent leurs fruits, le fer est attaqué par la rouille, les objets d’airain noircissent, les chiens qui en ont absorbé contractent la rage. Il possède également la propriété de dissoudre la glu du bitume, dont le fer ne peut venir à bout’. Au moyen âge tout le monde croit également que le regard de la femme menstruée ternit les miroirs: Albert le Grand donne une explication scientifique du phénomène.111 Ce passage du Livre au Roi témoigne de l’intériorisation d’une autre croyance diffusée depuis le XIIè siècle par un grand nombre de livres de médecine, et selon laquelle ‘un homme peut attraper la lèpre en copulant avec une femme qui vient de coucher avec un lépreux, la femme restant indemne’.112 Guillaume de Conches (mort 109 Livre au Roi, chapitre 42, 258–259. Voir plus haut note 83. 111 Les deux citations: C. Thomasset, ‘De la nature féminine’, dans: Histoire des femmes, éd. G. Duby, M. Perrot, dir. Christiane Klapish-Zuber., t. 2 (Paris, 1991), 77 et 81. 112 Jacquart et Thomasset, Sexualité, 251–256. La citation est de Bériac, Histoire des lépreux, 53. 110 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 359 en 1150), l’un des encyclopédistes les plus réputés et cités, défend cette idée. Il l’explique par le fait que la nature de la femme étant froide, elle est capable de résister à la corruption masculine, alors que les organes génitaux de l’homme seront infectés par la matière putride issue du contact sexuel avec le lépreux. Depuis Pline l’Ancien, la femme est accusée de sécréter des poisons (la lèpre, le flux menstruel) tout en étant immunisée contre eux.113 Créature vénéneuse de par sa constitution et son mécanisme physiologique, elle représente un danger destructeur pour sa propre espèce: ‘elle est capable de résister à un … poison qu’elle secrète elle-même’.114 Les nombreuses versions de l’histoire de la pucelle venimeuse sont une illustration poussée à l’extrême de cette peur: on nous y raconte l’histoire d’une jeune pucelle désirable qui a été nourrie de poison afin de tuer ses amants au premier contact sexuel.115 Jacquart et Thomasset en concluent que cette histoire ‘donne la meilleure représentation de la femme dangereuse que le moyen âge puisse imaginer’.116 Les mentalités populaires et la science médiévale se sont rejointes pour proclamer que la femme tentatrice, cause et but par excellence du péché de luxure, peut elle-même être exempte de maladies qu’elle transmet aux hommes. Phobie révélatrice puisqu’elle accuse précisément le sexe générateur de vie de procéder à sa destruction.117 ‘La lèpre cristallise et exprime toutes les craintes de l’homme’: elle dégrade le corps, enlève la force physique et surtout, comme le dit bien Thomasset ‘l’homme devient alors la victime impuissante de la femme’.118 C’est cette croyance en l’immunité de la femme qui contamine néanmoins son partenaire, mais plus encore le rend impuissant devant la supériorité ainsi acquise par sa compagne, qui explique la décision paradoxale de l’Assise du Livre au Roi, et l’interdiction initiale de permettre à la vassale, femme du lépreux, même saine, de se remarier. Le Livre reproduit bien l’angoisse de son époque vis-à-vis de la lèpre, telle que nous la trouvons dans le Tristan de Béroul ou la chanson de geste Amis et Amile, datant d’environ 1200 elle aussi.119 Ce qui paraı̂t en revanche très original, c’est la retranscription de ces peurs dans le droit féodal120 de l’époque et l’emploi qui en a été fait. Le système de causalité intériorisé dans ces lois met en évidence les structures mentales négatives envers les 113 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, chapitre 15, in J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser (Paris, 1983), 73–74. 114 Cette partie consacrée à la physiologie de la femme est principalement basée sur l’étude de D. Jacquart et C. Thomasset, Sexualité et savoir médical au moyen age (Paris, 1985), 242–264. Citation 261. 115 Ce pouvoir de résister au poison est attribué au moyen age à une jeune fille. Le récit le plus complet est celui du dialogue de Placides et Timéo. Thomasset, ‘De la nature’, 78. 116 Jacquart et Thomasset, Sexualité, 262. 117 Selon Jacquart et Thomasset, la synthèse de ces différents éléments s’est mise en place à la fin du XIIIè siècle en Europe, Jacquart et Thomasset, Sexualité, 105, 261. Lire de même Thomasset, ‘De la nature’, 78–79. 118 C. Thomasset, ‘De la nature’, 78–80. Citations, p. 80. 119 Thomasset, ‘De la nature’, pp. 78–79 et Jacquart et Thomasset, Sexualité, 257–261. 120 J’avoue ne pas avoir d’explication satisfaisante quant à savoir pourquoi cette phobie de la femme saine d’un lépreux a été retranscrite dans le droit féodal et pas dans le droit des bourgeois. 360 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 femmes, pécheresses et tentatrices, et plus encore, perçues comme immunisées contre la mort qu’elles diffusent.121 Une fois adopté le parti d’interdire son remariage, le sort de la vassale était scellé. Un second type de préjugés rendait impossible de permettre à la vassale de garder seule le fief sur lequel elle a tous les droits. Ce second lieu commun est la croyance dans la nature inférieure de la femme, qui doit être contrôlée par les hommes, à moins de conséquences catastrophiques. Depuis Saint Paul, le récit de la chute et de la culpabilité exclusive d’Eve la pécheresse sont les preuves irréfutables de la nécessité de contrôler le sexe féminin. ‘Je ne permets pas à la femme (...) de prendre autorité sur l’homme mais il lui faut demeurer dans le silence. C’est Adam qui fut en effet formé le premier, Eve ensuite. Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, en vint à la transgression’.122 Les commentaires du récit biblique démontrent à leur tour la subordination de la femme à l’homme. La femme ne peut vivre seule, sans tutelle masculine, à moins de provoquer le chaos.123 De même, laisser le fief aux mains d’une vassale, sans possibilité de la faire contrôler par un époux, paraı̂t impensable au XIIè siècle. Cette phobie de la femme seule explique pourquoi il était inconcevable du point de vue des mentalités de l’époque envers la femme, de permettre à une femme vassale de vivre seule, sans être soumise à un époux, bien qu’elle eût pu faire desservir son fief par un chevalier à son service. Carla Casagrande explique clairement que la femme qui se trouve dans le plus grand ‘danger’ de liberté est la veuve libérée lors de son mariage du pouvoir de ses parents, et de celui de son époux mort. La femme saine du lépreux n’est théoriquement pas moins libre que la veuve: son remariage étant impossible, il faut la contrôler autrement. On l’enferme donc au couvent. Cette peur de la femme libre sans contrôle masculin explique aussi accessoirement pourquoi le droit féodal du Royaume Latin a choisi de maintenir la responsabilité du service dû par le fief aux mains du mari lépreux, même si c’est sa femme qui en est la vassale, plutôt que de confier ces prérogatives à la vassale saine elle-même.124 A défaut de lui permettre d’exercer ses droits de mariage et de confiscation sur le fief, cette Assise assure en fin de compte au roi le meilleur contrôle possible sur le fief dont la dame est reléguée derrière les murs d’un monastère, sans aucune résistance possible. Elle lui assure le service du fief et lui permet de contrôler sa dévolution lorsque la vassale désignera son héritier devant la Haute Cour, voire de le récupérer à défaut d’héritier. L’interdiction de léguer ou de vendre le fief à un parti non noble (l’Eglise séculière, régulière ou une tierce partie bourgeoise) est clairement édictée.125 On comprend qu’Aimery ait fait inclure cette Assise dans son Livre. 121 Jacquart et Thomasset, Sexualité, 257–261. I Timothée 2, 12–14. 123 Carla Casagrande, ‘La femme gardée’, Histoire des femmes, 2, 102–105. 124 Même vassale et saine, elle doit attendre la mort de son époux pour être réinvestie de ses droits envers son propre fief. Elle ne peut cependant pas en faire usage, si ce n’est en le léguant au prochain héritier. Livre au Roi, chapitre 42, 260–261. 125 ‘religion, n’iglise, ne coumune ne peut ni ne det aver ni deservir nul fie’, Livre au Roi, 261. 122 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 361 Je concluerai en soulignant tout d’abord la plus grande précarité du statut de la femme vassale dans le droit féodal du Royaume Latin, tel qu’il apparaı̂t dans le Livre au Roi. Les circonstances de la survie du Royaume et le poids primordial de la lutte armée ont dicté les priorités du suzerain et roi: assurer avant tout un service féodal effectif et sans faille, et la fidélité totale des vassaux du roi. Ces diktats ne pouvaient qu’être défavorables aux femmes et les reléguer à un statut inférieur. James Brundage constatait déjà que les femmes d’Outremer forment la troisième phalange de l’armée féodale du Royaume, qu’il dénomme la militia cubiculi, ‘since its members served the interests of the kingdom’s rulers in the nuptial chamber, rather than on the battlefield’. Il souligne le fait que les lois du mariage sont les lois codifiées d’une ‘stratégie matrimoniale’ vitale pour l’avenir social et politique du Royaume.126 Je me permets d’ajouter à cette judicieuse analyse un élément important qui émerge de mon analyse: le Livre au Roi témoigne de la grande clairvoyance des rois d’Outremer qui ont su tirer profit de cette faiblesse intrinsèque. Plus encore, le fait qu’un aussi grand nombre de chapitres concernant le statut des vassales a été inclu dans le Livre au Roi donne une preuve supplémentaire de la détermination et de la préméditation du roi Aimery de Lusignan de les monopoliser à son profit et à celui de la monarchie du Royaume Latin de Jérusalem. L’intérêt des sources juridiques concernant l’histoire du genre (gender) a été mis ici en évidence, à condition toutefois que leur étude ne se limite pas à l’analyse traditionnelle du statut des femmes à une époque donnée. Il nous faut passer de l’autre côté du miroir, au delà des renseignements que nous livrent ces textes concernant les droits des femmes dans la société médiévale, et en saisir la substructure même. Les fondements de la domination et de l’oppression des femmes y apparaissent parfois de manière tout à fait inattendue, comme dans le cas précis du Livre au Roi, et nous renseignent sur la perception des femmes dans la société mediévale, sur les représentations symboliques de la femme et de son corps. Dans ses Remarques sur l’histoire des femmes Pierre Bourdieu est ‘frappé par les constances et les invariants, au moins au niveau des représentations, qui donnent aux formes de la domination masculine des allures d’éternité. On peut penser que cette apparence est fondée sur le fait que les principes de vision et de division les plus fondamentaux, dans la mesure où ils échappent aux prises de la conscience, échappent pour une part au changement et que, par conséquent, ‘l’inconscient culturel’ n’a pas d’histoire’.127 Il m’a paru particulièrement intéressant de démontrer que le Livre au Roi dévoile précisément l’une de ces ‘structure(s) (j’ajoute: dominantes) de l’inconscient masculin’ et le processus d’intériorisation qui l’accompagne.128 Ne retrouvons-nous pas ces mêmes concepts de diabolisation du corps des femmes recélés par le Livre au Roi environ quatre siècles plus tard en tant que l’un des arguments de base de la chasse aux sorcières en Occident à l’aube des temps mod- 126 127 128 Brundage, ‘Marriage laws’, 290–291. Pierre Bourdieu, ‘Remarques sur l’histoire des femmes’, Femmes et histoire (Paris, 1992), 64–66. L’expression est de Pierre Bourdieu, La noblesse d’Etat, 10. 362 M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 ernes?129 N’est-ce pas alors que cette violence symbolique aura atteint son summum: la satanisation du corps des femmes et de leurs activités et leur nocivité sont à tel point intériorisées par la société chrétienne que les sorcières sont souvent dénoncées et accusées par d’autres femmes, voisines ou parentes, certaines allant même jusqu’à s’auto-accuser volontairement d’avoir participé à des Sabbats? Non, certes, ceci n’est pas une autre histoire. Appendix A Il m’apparaı̂t plus clairement aujourdhui, et contrairement à ma première interprétation lors de l’édition du texte (Le Livre au Roi, note 107, 205–206) que le chapitre 24 (Le Livre au Roi, 205–207) qui établit les peines à appliquer à un vassal félon qui a refusé le devoir de consilium au roi, est totalement égalitaire quant aux mesures punitives, quel que soit le sexe du vassal. Dans une optique totalement favorable au pouvoir royal, c’est l’obligation (et non pas le droit) de consilium à la Haute Cour qui est évoquée dans ce chapitre: un détail fondamental de plus qui prouve bien l’optique pro-monarchique du Livre. Cette obligation existe pour tous les vassaux sans distinction de rang, puisque depuis l’Assise sur la ligèce qui est implicitement contenue dans le Livre, tous les vassaux sont liés par l’hommage lige au roi. La peine en cas de refus est la confiscation absolue du fief, accompagnée de la mise au ban du vassal de la société vassalique, puisqu’il s’agit là d’un acte de félonie qui entraı̂ne selon le droit féodo-vassalique la rupture de foi (diffidentia, diffiducatio, diffidatio) de la part du seigneur, elle même châtiée par la confiscation du fief, ‘la concession de fief étant conditionnée par l’existence d’engagements vassaliques’. (F.L. Ganshof, Qu’est ce que la féodalité? (Paris, 1982), 158–159). Bien que l’interprétation de ce chapitre soit problématique, je suis persuadée aujourdhui que le dernier paragraphe du chapitre qui aborde la situation où l’épouse du vassal déloyal est encore en vie, concerne uniquement la femme du vassal et non pas la femme vassale du chevalier déloyal. Le texte prête à confusion car il est rédigé de manière sibylline: Mais ce il a feme quil soit en vie, et seluy fié mut par li si deit aver son douaire si come elle fu dounée, et tout le meuble de l’hostel. L’interprétation de ce passage est totalement inverse selon la signification que le lecteur accorde au mot li. Si ce mot est masculin dans ce texte, il désigne alors l’époux et vassal du fief et ce paragraphe règle le sort du douaire de l’épouse du vassal déloyal. Au contraire, si le mot li est féminin (il s’agirait d’une erreur grammaticale ou de copiste), le passage évoque de ce fait le cas de figure où l’épouse du chevalier félon est la vassale en titre du fief. Je pense aujourd’hui que ce passage résout l’avenir du douaire de l’épouse du vassal et que la seconde solution est à écarter. Deux arguments essentiels viennent renforcer cette nouvelle interprétation de ce passage. Tout d’abord, et contrairement aux divers cas discutés dans le Livre où la vassale en titre du fief est innocente d’un 129 Voir mon étude en préparation sur La chasse aux sorcières en Flandre (à paraı̂tre). M. Greilsammer / Journal of Medieval History 27 (2001) 331–363 363 crime commis par son époux qui dessert à sa place le fief — apostasie, hérésie — la vassale peut très bien être coupable en personne. Le crime de manquement à l’obligation de consilium peut être celui d’un vassal homes liges qui fait défaut de sexe masculin, ou d’une vassale, sans distinction de sexe, puisque toute vassale est à même de remplir elle-même ses obligations de consilium (contrairement au service militaire qu’elle délègue). La signification de l’expression si come elle fu dounée qui se rapporte à la femme du chevalier me semble apporter une seconde confirmation du fait que ce passage du chapitre s’efforce de protéger les droits de l’épouse du vassal. Cette expression apparaı̂t ailleurs dans le Livre (Le Livre au Roi, chapitre 42, 261) et y désigne bien une épouse de vassal et non pas une épouse vassale. Le chapitre 42 dit que dans le cas où se celuy fié meut de par le mary mesel (…) il det douner a la moillier dou mesel son douaire, si come elle fu dounée, par pris d’aver, et non autrement. Le mut par li du chapitre 24 signifierait donc bien que le cas évoqué dans ce dernier paragraphe est celui d’un fief appartenant au mari et non pas à la femme (Le Livre au Roi, 206). En conséquence, ce paragraphe règle effectivement le sort du douaire de l’épouse du vassal déloyal. D’autre part, l’égalité des peines concernant le vassal, quel que soit son sexe, est totale dans ce chapitre: la vassale remplissant elle-même son obligation de consilium, elle ne peut être dans ce cas précis la victime innocente d’un manquement de son époux à ce devoir. Il me semble que le chapitre suivant (Le Livre au Roi, chapitre 25, 208–210) renforce mon interprétation car il lui fait pendant. Il évoque les peines prévues envers les vassaux qui ne remplissent pas leurs obligations envers le roi. Bien que le titre parle de seluy home lige qui mesfait vers son seigneur il désigne les vassaux des deux sexes, comme le confirme le corps du texte lui même aucun home lige ou aucune feme lige mesfait envers son seignor… (Le Livre au Roi, 208). Myriam Greilsammer is a senior lecturer in the General History Department of Bar Ilan University (Ramat Gan, Israel), specialising in the medieval and early modern history of the Low Countries (history of women and of the family, history of usury, history of magic and witchcraft). Following the imminent publication of her latest book on usurers in the Low Countries in the sixteenth century, she is planning to complete and publish her long-standing research on the witchhunt in Flanders in the sixteenth and seventeenth centuries.