stanislas de Courville
VÉRITÉ INTRINSÈQUE DE L’IMAGE
CINÉMATOGRAPHIQUE ET PUNCTUM
L’image cinématographique a pu à son apparition sembler exaucer le rêve d’un enregistrement mimétique parfait du Réel1, paraître
offrir à ses spectateurs la vérité documentaire des faits et se montrer
ainsi comme l’aboutissement de l’imago romaine ou de la momification égyptienne. C’est en tout cas dans cette lignée que Sergueï
Eisenstein l’inscrit lorsqu’il rédige ses Notes pour une Histoire
générale du cinéma2, tout en soulignant cependant l’aspect « dynamique » d’une telle momification3, caractéristique du « mouvement4 » de cette image inédite issue d’une technologie nouvelle de
1
2
3
4
C’est notamment ce que défend Noël Burch en écrivant que le cinéma,
à sa naissance, représenta l’accomplissement de l’« idéologie naturaliste
de la représentation, alors dominante parmi les plus larges couches de
l’intelligentsia européenne et de la bourgeoisie cultivée ». N. Burch, La
lucarne de l’infini, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2007
(1991), p. 31.
Cf. S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, trad.
fr. de C. Perrel, Paris, AFRHC, coll. « Textes, Correspondances et Archives », 2013, p. 180 : « Conservation de l’objet lui-même au lieu de
son reflet (momification). Stade du moulage physique réel (en relief).
Masques mortuaires (Egypte, Rome. Perpétuation de la tradition jusqu’à
nos jours). Résonance avec le cinéma en relief (stéréo). » Voir également
ibid., pp. 26-27, 38-39, 92-93.
Ibid., p. 39 : « La momification dynamique comme l’une des activités du
cinéma ».
C’est là la spécificité de cette nouvelle image selon Gilles Deleuze :
« l’image cinématographique, c’est l’image-mouvement, c’est-à-dire
elle ne représente pas quelqu’un ou quelque chose qui se meut, elle se
meut elle-même en elle-même, elle est automatique. Le mouvement de
l’image-cinématographique est un auto-mouvement. Auto-mouvement,
elle se meut d’elle-même par elle-même, c’est ça que j’appelle le carac-
118
Technologies de la visibilité
la visibilité. Or c’est précisément ce dynamisme qui la distingue de
ses prédécesseurs, sans occulter cependant son héritage, et permet
de concevoir le cinéma non pas en tant que simple enregistrement du
« Réel », momification ou « desquamation » de l’Histoire, comme
pouvait le proposer plus tard André Bazin5, mais plutôt tel un « instrument avec lequel on peut démonter et remonter le flux temporel
afin de trouver, à travers des rapprochements anachroniques, des ressemblances morphologiques entre phénomènes apparemment hétérogènes6 », ainsi que l’affirme Antonio Somaini.
À l’occasion de la publication des Notes de Sergueï Eisenstein,
Somaini écrit en postface un riche commentaire où il insiste sur la
dimension « anachronique » de l’Histoire proposée ici par le célèbre
cinéaste soviétique7. Selon lui, le travail d’historien du cinéma développé par Eisenstein relève en partie d’un « montage anachronique »
que l’on peut rapprocher de la conception de l’Histoire ébauchée par
5
6
7
tère automatique de l’image cinématographique. » Cf. G. Deleuze, Cours
à Vincennes du 30 octobre 1984. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/
article.php3?id_article=6
Cf. A. Bazin, À propos de Pourquoi nous combattons. Histoire, documents et actualités, in D. Banda et J. Moure (dir.), Le cinéma : l’art d’une
civilisation. 1920-1960, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2011,
pp. 341-345.
A. Somaini, Généalogie, morphologie, anthropologie des images, archéologie des médias, in S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale
du cinéma, op. cit., p. 275. Notons que Hervé Joubert-Laurencin mentionnait déjà la « momification dynamique » eisensteinienne aux côtés de
la « momie du changement » de Bazin et de l’« embaumement mobile »
de Jean Epstein, mais sans faire de distinction. Si certes la momie bazinienne saisit le phénomène dans sa durée, la « momification dynamique »
eisenstenienne va plus loin en levant les puissances de l’anachronisme ou
« du faux » ; ce que peut-être pressentait déjà le commentateur de Bazin,
nous l’ignorons. Cf. H. Joubert-Laurencin, Le Sommeil paradoxal. Écrits
sur André Bazin, Montreuil, Éditions de l’Œil, 2014, p. 114 : « Si la photographie, comme un souvenir mal défini, momifie le présent “tel qu’il a
été” […], si elle n’est qu’une “momification”, alors elle n’intéresse pas
Bazin, pour qui le cinéma est aussi son contraire, soit, comme l’écrivait
déjà Jean Epstein en 1921, un “embaumement mobile” ou, en 1946, S. M.
Eisenstein, une “momification dynamique”. »
A. Somaini, Généalogie, morphologie, anthropologie des images, archéologie des médias, art. cit., pp. 276-279.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
119
Walter Benjamin dans le Livre des Passages, puis développée dans
Sur le concept d’Histoire. D’après Benjamin, il faut « reprendre
dans l’histoire le principe du montage8 », ce à quoi correspond la
volonté d’en « faire éclater le continuum9 » en refusant de produire
une « image “éternelle” du passé » à la manière de l’historicisme
pour plutôt dépeindre « l’expérience unique de la rencontre avec ce
[même] passé10 ». Une telle démarche contiendrait en son sein un
élément messianique caractérisé par ce temps de l’« à-présent », le
Jetztzeit, auquel Benjamin fait référence et qui consiste en une compréhension du passé sous le prisme du présent : « l’historien qui part
de là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Il
saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque
antérieure. Il fonde ainsi un concept du présent comme “à-présent”,
dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique11 ».
Or on peut rapprocher la démarche d’Eisenstein dans ses Notes de
ce « matérialisme historique », comme le nomme Walter Benjamin, de
par la façon qu’a le cinéaste de procéder par sauts entre les périodes,
ou d’effectuer des rapprochements de faits anormalement « éloignés »
pour qui adopte un point de vue historiciste causal. C’est ainsi que le
cinéaste soviétique réunit dans des lignes généalogiques étranges et
W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. fr.
de J. Lacoste, Paris, Cerf, coll. « Passages », 1989, p. 477. Antonio Somaini
explique que : « Dans la dernière phase de sa production […] Benjamin
attribu[e] à la photographie et au cinéma, ainsi qu’à une grande variété
de médias optiques, non seulement la capacité de contribuer activement
à la transformation historique des coordonnées sensorielles de l’homme
moderne, mais également celle de fournir à l’histoire même un ensemble
d’outils théoriques pour lui permettre de repenser son propre statut, ses
propres objets, ses propres objectifs. […] Benjamin attribue à cet ensemble
d’expériences visuelles et de dispositifs optiques […] le rôle de métaphores
et d’objets théoriques par le biais desquels il est possible de mettre au point
une nouvelle façon de penser et de pratiquer l’histoire. » Cf. A. Somaini,
Les possibilités du montage. Balázs, Benjamin, Eisenstein, trad. fr. de S.
Resche et L. Dumont-Lewi, Paris, Mimésis, 2012, pp. 45-46.
9 W. Benjamin, Sur le concept d’Histoire (1942), trad. fr. de M. de Gandillac
et P. Rusch, in id., Œuvres, t. III, Paris, Gallimard, coll. « folio essais »,
2000, p. 441.
10 Ibidem.
11 Ibid., p. 443.
8
120
Technologies de la visibilité
bien souvent paradoxales des œuvres et artistes fort distants comme
Zeuxis et Kouléchov12, ou la « chronique » et Shakespeare13, ce qui
fait dire à François Albera, également auteur d’un important commentaire dans ce travail d’édition : « C’est une chronologie aléatoire qui
peut aussi bien se développer dans le “sens de l’histoire” qu’à rebours
et les œuvres appartiennent à des domaines différents en fonction des
traits distinctifs retenus qui ne permettent pas d’envisager une “évolution” linéaire d’une forme à l’autre mais en revanche construisent une
généalogie14 ».
À cette posture anachronique s’ajoute, à la fois chez Benjamin et
chez Eisenstein, la revendication d’une discipline historique conçue
comme « construction », puisque le premier considère que le matérialisme historique qu’il élabore et défend est animé d’un « principe
constructif » (ein Konstruktives Prinzip)15, et que le second envisage
de « construire l’histoire du cinéma16 », à l’instar de ce qu’il souhaite faire dans ses films par la reconstruction d’actualités17. Or, ce
qui nous importe ici avant toute chose, c’est de montrer qu’une telle
démarche anachronique à la dimension constructive, exprimée par
cette « stratégie historiographique entièrement fondée sur le montage » que l’on voit à l’œuvre dans les Notes18, n’est pas exclusivement réservée au travail d’Eisenstein en tant qu’historien de l’art,
12 Cf. S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 44.
13 Cf. ibid., p. 38.
14 F. Albera, « Quel héritage renions-nous ? » Eisenstein dans l’historiographie du cinéma, in S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du
cinéma, op. cit., p. 214. Sur ontogenèse et phylogenèse dans la conception
de l’histoire de l’art proposée par Eisenstein, voir A. Somaini, Généalogie, morphologie, anthropologie des images, archéologie des médias, art.
cit., pp. 246-248.
15 W. Benjamin, Sur le concept d’Histoire, op. cit., p. 441. Voir id., Über den
Begriff der Geschichte, in id., Gesammelte Schriften, Bd. I, Francfort-surle-Main, Suhrkamp, 1974, 1991, p. 702.
16 S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 23. Nous soulignons.
17 Cf. ibid., p. 103.
18 A. Somaini, Généalogie, morphologie, anthropologie des images, archéologie des médias, art. cit., p. 277.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
121
mais se trouve également être, comme nous venons de l’indiquer, au
centre de sa pratique de cinéaste et la manière dont il la conçoit. Et,
de surcroît, que ce montage anachronique n’est pas le privilège du
réalisateur de La Grève19, mais se trouve également à l’œuvre chez
ses opposants comme Dziga Vertov, même malgré eux, car, indique
Eisenstein, il s’agissait de faire « exploser de l’intérieur […] la chronique20 », montrant que celle-ci contenait les germes de sa propre
destruction.
Dans ses Notes, Eisenstein laisse paraître à plusieurs reprises la
convergence entre son travail de cinéaste et celui d’historien de sa
propre discipline. Cela est particulièrement visible lorsque l’on s’intéresse à la place qu’occupe la « chronique » ou « ciné-chronique »
dans les diverses chronologies ou lignes généalogiques qu’il trace.
Son intention est sensible lorsqu’il écrit : « La chronique c’est le
stade de la peinture rupestre et de l’ornement dans l’histoire du film
a[rtistique]21 ». Pourquoi une telle déclaration ? La chronique ou
« ciné-chronique », khronika ou kino-khronika en russe, correspond,
dans le vocabulaire des pionniers soviétiques du cinéma, à ce que nous
nommons « film d’actualité » ou « documentaire22 ». Comme chacun
sait, son plus grand chantre et ardent défenseur fut Dziga Vertov qui
n’eut de cesse de produire des textes théoriques pour en vanter les
mérites dans le cadre de l’élaboration d’un cinéma révolutionnaire23.
Et son travail de « kinoks » – avec la série des Kinopravda24 puis ses
19 La Grève (Stačka), Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, 1924, URSS.
20 S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 189.
21 Ibid., p. 163. À noter que François Albera de son côté s’intéresse de manière très pertinente à un rapprochement entre Eisenstein et Aloïs Riegl
à partir de la notion d’ornement si chère au second. Cf. F. Albera, « Quel
héritage renions-nous ? » Eisenstein dans l’historiographie du cinéma,
art. cit., pp. 215-218.
22 Cf. S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 34, note 27.
23 Cf. D. Vertov, Articles, journaux, projets, trad. fr. de S. Mossé et A. Robel,
Paris, UGE, 1972.
24 Kinopravda, Dziga Vertov, 1922-1926, URSS.
122
Technologies de la visibilité
films comme La sixième partie du monde25 ou L’homme à la caméra26 –, eut une influence considérable sur Eisenstein.
Dziga Vertov s’est très vite opposé au cinéma de ce dernier qui,
dès La Grève, son premier film et grand succès critique, reprenait les
acquis du kinokisme, soit le genre de la ciné-chronique, pour lui faire
servir le film de fiction27. Pire encore, il s’agissait pour Eisenstein,
dans cette réutilisation de la chronique, d’opérer une reconstruction
de l’Histoire, des événements, au lieu de viser à restituer la vérité
documentaire proposée par l’objectivité présupposée de la caméra
dans son appréhension, sa capture, des faits historiques. C’est là ce
qui était encore à l’état d’ébauche dans La Grève et qui trouvera
son accomplissement filmique en même temps que critique dans Le
Cuirassé « Potemkine28 ».
Pourquoi, alors même qu’il emprunte la chronique à Vertov,
Eisenstein la réduit-il au « stade de la peinture rupestre » ? Pourquoi la traite-t-il de simple « forerunner [précurseur]29 » ? Non pas
pour – simplement – minimiser l’influence de Vertov sur son travail ou son importance dans l’histoire du cinéma, mais bien pour
revendiquer une supériorité du film de mise en scène ou de fiction
(khoudojestvennyfilm)30 sur le documentaire ou le film d’actualités31.
L’objectif d’Eisenstein dans ses notes préparatoires à l’Histoire du
25 La Sixième partie du monde (Šestaja čast’ mira), Dziga Vertov, 1926,
URSS.
26 L’Homme à la caméra (Čelovek s kinoapparatom), Dziga Vertov, 1929,
URSS.
27 Signalons ici que Vertov et Eisenstein ont collaboré lors du premier film
de celui-ci réalisé pour une mise en scène théâtrale et dont l’objectif
esthétique était de singer la kinopravda. Vertov quitta le projet face à
l’« amateurisme » d’alors du jeune Eisenstein et de ses collaborateurs.
Cf. J. Leyda, Kino. A History of the Russian and Soviet Film, Princeton,
Princeton University Press, 1960, 1973, 1983, p. 166.
28 Le Cuirassé « Potemkine » (Bronenosec « Potemkin »), Sergueï Mikhaïlovitch
Eisenstein, 1925, URSS.
29 S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 163.
30 Cf. ibid., p. 175, note 2.
31 La notion de « progrès » est évidemment très présente dans les réflexions
sur l’art que peuvent proposer les cinéastes et théoriciens soviétiques du
cinéma car fortement imprégnées de marxisme et d’hégélianisme. Cf. A.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
123
cinéma qu’il souhaitait écrire, était d’élaborer une généalogie menant de la chronique, comme envisagée par Vertov, au « cinéma
intellectuel » qu’il avait alors commencé à réaliser avec Octobre32
et La Ligne générale33, en passant par les techniques de montage
offertes par Lev Kouléchov, tout en marquant le dépassement de ces
deux cinéastes :
Kouléchov est « mort » avec l’apparition de la Grève.
Comme Vertov.
Ma limite est le cinéma intellect[uel].34
Il s’agit donc pour Eisenstein d’asseoir la supériorité du film de
mise en scène sur le documentaire, mais aussi, dans un enjeu plus
large, de revendiquer le rapport de « construction » qui est à l’œuvre
entre cinéma et Histoire, véritable marqueur de cette supériorité.
Quant à ce « cinéma intellectuel », qu’il définit ici comme la limite
de son propre travail, il est considéré comme un moyen de dépasser
l’opposition entre film d’art et chronique (« joué » et « non-joué »)
par le truchement d’un discours ou monologue « intérieur » au film
et correspondant – idéalement – à celui du spectateur35.
32
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34
35
Sumpf, Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS,
1917-1985, Paris, Armand Colin, 2015, p. 14.
Octobre (Oktjabr’), Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, 1927, URSS.
La Ligne générale (General’naja linija)/L’Ancien et le Nouveau (Staroe i
Novoe), Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, 1929, URSS.
S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 190. Dans un article de 1925, Eisenstein considérait La Grève comme
l’« Octobre » du cinéma, et Kouléchov comme son « Février ». Cf. S.
M. Eisenstein, Sur la question d’une approche matérialiste de la forme
(1925), trad. fr. de J. Aumont et B. Eisenschitz, in id., Au-delà des étoiles,
Paris, UGE, 1974, p. 150.
Cf. S. M. Eisenstein, Notre Octobre. Par-delà le joué et le non joué (1928),
trad. fr. de L. et J. Schnitzer, in id., Au-delà des étoiles, op. cit., pp. 179181 : « La période où l’on s’escrimait sur le matériau était la période où
l’on concevait un fragment de montage comme un mot – parfois comme
une lettre. Dans certaines de ses parties, Octobre tente de franchir le pas
suivant, tente de rechercher le discours qui, par sa structure, correspondrait entièrement à une telle littérature. […] Ce sera l’art de la transmission cinématographique immédiate du mot d’ordre. Transmission aussi
124
Technologies de la visibilité
Eisenstein, comme le souligne Somaini36, réalise ainsi dans ses
Notes le souhait de Benjamin consistant à « reprendre dans l’histoire le principe du montage ». Mais, plus encore, il montre dans son
travail d’artiste comme dans celui de théoricien ou d’historien qu’il
se place dans un rapport particulier avec la matière Historique –
aussi bien comme discipline que comme matériau – qui n’est autre
selon nous que celui institué par l’art cinématographique lui-même
et qu’on peut définir comme cette « construction historique » à laquelle il se réfère directement. C’est avec Octobre et les débats qui
entourèrent ce film, tentative de « cinéma intellectuel », qu’une telle
position s’affirma à notre avis avec le plus de force.
Octobre, tout comme La Fin de Saint-Pétersbourg de Vsevolod
Poudovkine37 ou Le Grand Chemin d’Esther Choub38, est un film de
commande fait pour célébrer les dix ans de la Révolution de 1917.
Les deux premiers sont des films dits « de mise en scène » tandis que
le dernier cité relève de la chronique ou, plus précisément, du film
de « remontage » (peremontaj), car uniquement constitué d’images
d’archives exhumées par sa réalisatrice39. Les films d’Eisenstein et
Poudovkine diffèrent en de nombreux points, mais le plus prégnant
selon les critères des débats de l’époque est qu’Octobre, comme les
films précédents de son réalisateur, réemploie le genre de la cinéchronique à l’intérieur d’un film de mise en scène, travestissant ainsi
36
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38
39
directe et inaltérée que la transmission de la pensée par un mot adéquat.
L’époque de la matérialisation directe du mot d’ordre venant remplacer
l’époque du mot d’ordre concernant le matériau. »
S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 278.
La Fin de Saint-Pétersbourg/Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg
(Konec Sankt-Peterburga), Vsevolod Poudovkine, 1927, URSS.
Le Grand chemin (Velikij put’), Esther Choub, 1926, URSS. D’après Jay
Leyda, ce long-métrage de 1926 fut le film anniversaire d’Octobre de
Choub et fut sans doute réalisé au même moment que La Chute de la dynastie Romanov. Cf. J. Leyda, Kino. A History of the Russian and Soviet
Film, op. cit., pp. 223-224.
Pour le peremontaj voir S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit., p. 127, note 92.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
125
la « vérité historique40 ». C’est à la fois ce que concluent ses collègues, à l’instar d’Esther Choub, les dirigeants soviétiques – lors de
la Première Conférence du Parti sur le Cinéma –, ainsi que nombre
des spectateurs eux-mêmes si l’on regarde en détail leurs réactions comme l’a fait Alexandre Sumpf41. C’est là justement ce que
reprochera Nikolaï Lebedev, historien influent de l’après-guerre en
URSS42, qui écrivait qu’« Eisenstein considérait que les faits principaux des jours d’Octobre étaient généralement connus, ce qui fit
qu’il ne présenta pas ceux-ci mais, de son propre aveu, “[s]es propres
associations, [s]es calembours visuels43” ». Ce à quoi répondait bien
plus tard Jay Leyda, éminent spécialiste du cinéma soviétique, en
écrivant :
Et pourtant l’une des valeurs durables d’Octobre est son attitude
remarquablement personnelle vis-à-vis d’un grand changement historique, et de cette attitude dérive les moments émotionnels vitaux du
film, parfois ambigus, mais pénétrant toujours la conscience à un cer40 Cette différence est particulièrement tangible sur deux points, d’abord le
peu de scènes de masses chez Poudovkine, et ensuite le choix chez ce dernier d’avoir traité la lutte révolutionnaire au niveau de l’individu, même
si extrêmement dépersonnalisé, contrairement à Eisenstein se plaçant du
côté du collectif, et ce, déjà depuis La Grève. Eisenstein offrira d’ailleurs une périodisation du cinéma soviétique en fonction de ce dernier
point. Cf. N. Kleiman, Une autre histoire, dialogue avec Naum Klejman
I, in B. Eisenschitz (dir.), Gels et Dégels. Une autre histoire du cinéma
soviétique. 1926-1968, Milan, Paris, Mazzotta, Centre Pompidou, 2000,
2002, p. 20. Voir également, à propos de la comparaison entre les films
d’Eisenstein et Poudovkine, A. Sumpf, Révolutions russes au cinéma, op.
cit., p. 90.
41 Cf. A. Sumpf, « Le public soviétique et Octobre d’Eisenstein : enquête
sur une enquête », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [en ligne],
2004, n° 42, mis en ligne le 9 janvier 2008, consulté le 2 octobre 2016,
pp. 13-14.
42 Cf. N. Kleiman, Une autre histoire, dialogue avec Naum Klejman I, art.
cit., p. 20. Kleiman explique que la vision dichotomique de l’histoire du
cinéma proposée par Nikolaï Lebedev, opposant novateurs et traditionalistes, était enseignée au VGIK, l’école de cinéma de Moscou, dans
l’après-guerre.
43 Cité dans J. Leyda, Kino. A History of the Russian and Soviet Film, op.
cit., p. 241. Nous traduisons.
126
Technologies de la visibilité
tain niveau. La photographie magistrale et les « reconstructions d’actualités » donnent à Octobre un air d’objectivité, mais c’est l’attitude
personnelle d’Eisenstein qui donne au film son intérêt.44
C’est sans doute la même impression qui fait écrire à Yuri Tsivian
qu’Eisenstein, avec ce film, ne s’occupait pas d’Histoire mais de
« rumeur », la manière dont celle-ci se répand ou se propage comme
du feu45.
Il est vrai que ce qui frappe avec Octobre c’est cette approche subjective de l’Histoire associée à des reconstructions tout à fait spectaculaires, notamment la répression des journées de juillet et la prise
du palais d’Hiver. On peut objecter que ces deux facteurs étaient déjà
présents dans La Grève et Le Cuirassé « Potemkine », mais dans le
cas d’Octobre, contrairement à ces deux films, Eisenstein apporte sa
subjectivité à un événement majeur de l’Histoire, à ces « dix jours qui
ébranlèrent le monde » selon l’expression de John Reed qui donna
son sous-titre au film46, et non pas à des faits de moindre importance
dont la déformation n’aurait su produire la même impression sur les
spectateurs47. Et c’est justement là ce qui fut reproché à Eisenstein.
Octobre créa, à sa sortie, une polémique très importante qui opposa son réalisateur Sergueï Eisenstein à Dziga Vertov et Esther
Choub quant au degré de vérité des événements présentés par ce
film. Ces deux derniers cinéastes, partisans farouches de la « cinéchronique », l’un kinoks, l’autre « factographe48 », s’élevèrent contre
44 Ibidem. Nous traduisons.
45 Cf. Y. Tsivian, Eisenstein and Russian Symbolist Culture. An Unknown
script of October, in I. Christie et R. Taylor (dir.), Eisenstein Rediscovered, London, New-York, Routledge, 1993, 2014, pp. 89-92.
46 Cf. J. Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, trad. fr. de Vlad. Pozner,
Paris, Points, 2017 [1919].
47 Et ce, même si Benjamin indique qu’il n’y a pas de faits mineurs. Cf. W.
Benjamin, Sur le concept d’Histoire, op. cit., p. 429 : « Le chroniqueur,
qui rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les petits,
fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour
l’histoire. »
48 Mouvement auquel ont appartenu Alekseï Gan, théoricien du constructivisme
et époux d’Esther Choub, ou Sergueï Tretiakov. Voir S. M. Eisenstein, Notes
pour une Histoire générale du cinéma, op. cit., p. 140, note 279 et p. 176, note
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
127
la « construction historique » eisensteinienne reposant à la fois sur
le côté film joué « singeant » la ciné-chronique49, et sur la déformation de la « vérité historique » qu’il provoque. Ainsi Choub, qui fut
par ailleurs la « professeur » de montage d’Eisenstein et l’une de
ses proches50, s’insurgea contre la représentation de Lénine par un
acteur dans Octobre :
On ne peut pas mettre en scène un fait historique, parce que la
mise en scène détruit le fait. On ne peut pas substituer Vladimir Ilitch
Lénine à l’interprétation d’un acteur qui a un visage ressemblant à
celui de Vladimir Ilitch Lénine. Sur cette question nous voulons la
vérité historique, le fait en soi, le document, une grande sévérité dans
l’exécution. Nous voulons la chronique.51
9. Ou encore François Albera qui parle de « factualisme » dans « La chute de
la dynastie Romanov : de E. Choub à C. Marker », Matériaux pour l’histoire
de notre temps, 2008, vol. 1-2, n° 89-90, p. 20.
49 Cf. S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 175, note 6. Pour Vertov, la reprise des moyens de la ciné-chronique
dans les films de mise en scène, à l’époque de La Grève, « n’est qu’un cas
d’espèce, qu’un reflet fortuit du mouvement ciné-œil en plein essor ». Cf.
D. Vertov, La Fabrique des faits (1926), in id., Articles, journaux, projets,
op. cit., p. 83.
50 Cf. F. Albera, « La chute de la dynastie Romanov », art. cit., p. 20. Voir
aussi S. Youtkevitch in M. Martin, L. et J. Schnitzer (dir.), Le cinéma
soviétique par ceux qui l’ont fait, Paris, Les Éditeurs Français réunis,
1966, p. 15 ; L. et J. Schnitzer (dir.), Youtkevitch ou la permanence de
l’avant-garde, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique
du cinéma », 1976, p. 37.
51 Cité par G. Buttafava, Il cinema russo e sovietico, éd. par F. Malcovati,
Venezia, Marsilio Editori, 2000, pp. 54-55. Nous traduisons. Ailleurs,
Choub explique : « Que Rykov ou Lénine jouent bien ou mal devant la
caméra, et qu’il y ait là un moment de jeu, nous est parfaitement égal.
L’important est que la caméra filme Lénine et Dybenko, quand bien même
ils ne sauraient pas se comporter face à la caméra, parce que c’est ce
moment qui les caractérise le mieux. Pourquoi Dybenko ne nous paraît-il
pas abstrait ? Parce que c’est lui en personne, et non pas quelqu’un d’autre
qui interprète son personnage. Nous ne nous soucions pas de la part de jeu
qui entre là. » Cf. V. Pozner, « Débats du LEF en 1927. Extraits du procèsverbal de la réunion de décembre 1927 », Communications, 2006, n° 79,
« Des faits et des gestes. Le parti pris du document », pp. 113-114. Dans
ces dernières déclarations, Choub semble répondre à Chklovski qui écri-
128
Technologies de la visibilité
Choub, par son travail factographique, souhaitait montrer directement des faits « et non des images construites de faits52 », en laissant
parler le matériau sans le déformer, à la différence d’un Vertov jugé
irrévérencieux vis à vis de ce dernier de par ses « schémas lyriques
ou rythmiques ou démonstratifs53 », de par « l’organisation de la vie
réelle » qu’il promeut54.
C’est François Albera qui, dans un très bel article sur La chute de
la dynastie Romanov55, l’œuvre majeure d’Esther Choub consacrée
aux événements qui ont précédé Octobre, reprend et réactualise la
positon polémique, et peut-être « intenable aujourd’hui56 », comme
il le souligne, de la « magicienne du montage57 ». Pour ce faire,
François Albera invoque, en s’inspirant d’un commentaire de Lev
Kouléchov sur le film de Choub, la notion de « punctum » telle que
Roland Barthes la décrit dans La chambre claire, et la rapproche de
celle eisensteinienne d’« attraction », qui ne relèverait pas unique-
52
53
54
55
56
57
vait peu de temps avant : « J’ai vu des fragments avec Léon Nikolaïevitch
Tolstoï, et j’ai l’impression que même cet homme plein d’assurance jouait
un peu devant l’appareil. » Cf. V. Chklovski, Sergueï Eisenstein et le film
non joué (1927), in id., Textes sur le cinéma, trad. fr. de V. Pozner, Lausanne,
L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique du cinéma », 2011, p. 176.
F. Albera, « La chute de la dynastie Romanov », art. cit., p. 26.
Ibid., p. 24.
D. Vertov, L’importance du cinéma non joué (1923), in id., Articles, journaux, projets, op. cit., p. 57. Tretiakov écrira à ce propos en 1927 : « Le
travail de Vertov ne relève sans doute pas d’un cinéma d’actualités pur.
Les actualités pures, c’est le montage des faits du seul point de vue de leur
actualité et de leur valeur sociale. Tandis que lorsque le fait sert de brique
à une construction de type différent, l’actualité pure disparaît. C’est une
question de montage. » Cf. V. Pozner, art. cit., p. 106.
La Chute de la dynastie Romanov (Padenie dinastii Romanovyx), Esther
Choub, 1927, URSS.
F. Albera, « La chute de la dynastie Romanov », art. cit., p. 29. Qu’il
nous soit permis ici de remercier François Albera pour ses critiques et
son encouragement à renforcer l’aspect merleau-pontien de nos réflexions
lors de la soutenance de notre thèse, dont certains éléments présents dans
ce texte sont issus.
G. Buttafava, Il cinema russo e sovietico, op. cit., p. 54. Nous traduisons.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
129
ment du choc de deux ou plusieurs images mais pourrait naître dans
le creux d’une seule58.
Selon Albera, le travail de Choub dans son film, et plus généralement dans sa position théorique de factographe, peut trouver
sa légitimation, toute « byzantin[e] » soit-elle59, dans cette notion
de punctum que, toujours en suivant Kouléchov, il voit à l’œuvre
dans deux très belles scènes du film : d’abord celle des filles du tsar
qui, lors d’une promenade familiale en bateau, se mettent à danser
mais s’arrêtent à la première goutte de sueur ; puis celle de la visite
d’un propriétaire sur ses terres qu’il frappe du bout de sa canne pour
en vérifier la teneur. C’est dans ces deux exemples qu’Albera propose d’aller chercher à la suite de Kouléchov une « révélation » par
l’image, le fait pur, le « fait en soi » saisi par l’objectivité de la
caméra, l’Histoire dans son objectivité.
Ces scènes pourtant, comme Albera le remarque aussitôt60, ne
sont pas représentatives de l’émanation d’un quelconque punctum,
puisque le montage – bien présent – de Choub leur donne une inertie extérieure par le parallélisme entretenu à chaque fois avec des
scènes du peuple au travail. Et, d’autre part, si l’on lit Choub commentant sa propre démarche de cinéaste, on se rend bien compte que
son factographisme aux allures épiphaniques est directement contredit par la réalité de son travail de montage car celui-ci, comme elle
l’indique, laisse forcément son empreinte sur le matériau :
58 Cf. F. Albera, « La chute de la dynastie Romanov », art. cit., p. 25.
59 Ibidem.
60 Cf. ibid., p. 26 : « En même temps, on peut relever dans cette lecture
kouléchovienne l’omission de certains éléments qui sont pourtant frappants : le parallélisme qu’établit le montage (syntagme) entre la sueur des
filles du tsar et celle de terrassiers via un intertitre (énoncé idéologique
qui n’a de force que sous-tendu par la trouble attirance pour la sueur des
jeunes filles : On sue) ; et, dans le plan des labours, outre l’intertitre, là
aussi déclaratif, rationalisant (… dans les champs des autres), la présence
d’une petite fille en robe blanche, accompagnant son père ou grand-père,
qui démultiplie, trouble l’effet du coup de canne. »
130
Technologies de la visibilité
De nombreuses solutions te viennent quand tu tiens la pellicule entre
les mains. C’est comme la parole, qui naît sur la pointe de la plume de
l’écrivain.61
Sergueï Tretiakov, très lucide, écrira d’ailleurs sur cette question
lors d’un débat sur film « joué » et « non-joué » :
Je citerai ici le film Le Grand Chemin. C’est un film « joué », mais où
ne joue qu’un seul personnage : Esther Choub. Son arbitraire relève de
l’art, le choix qu’elle fait du matériau est purement esthétique, et il est
destiné, à l’aide d’un montage d’attractions, à communiquer au public
une certaine charge émotionnelle. Mais Choub a affaire à un matériau
culturellement supérieur, parce que moins falsifié.62
Une telle influence de la main de la monteuse se fait sentir, malgré
le prétendu respect de la factographe vis-à-vis du matériau, dans des
passages fleuretant avec la pure propagande. C’est le cas lorsque,
pour illustrer les désertions du front pendant la Première Guerre
mondiale, Choub utilise des scènes de mouvement de troupes se
dirigeant au contraire vers celui-ci – scènes filmées par le « Comité
Skobelev » –, « désertions qui n’ont bien évidemment pas été fixées
sur la pellicule » comme l’écrit Alexandre Sumpf63. Même s’il peut
s’agir ici d’un clin d’œil au spectateur de l’époque comprenant bien
qu’il s’agit d’un détournement des images et pas celles véritables
de désertion, il n’empêche que le matériau se trouve effectivement
transformé. Jay Leyda, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, lui qui écrit à
propos du travail de Choub que « [p]ar la juxtaposition de ces morceaux de réalité, elle était capable de produire des effets d’ironie,
d’absurdité, de pathos et de grandeur que peu de ces morceaux possédaient intrinsèquement64 ».
Mais nous serions plus radical encore que Leyda, car nous ne
voyons rien d’intrinsèque dans ces images. Nul punctum qui vienne
61 Cité dans G. Buttafava, Il cinema russo e sovietico, op. cit., p. 56. Nous
traduisons.
62 V. Pozner, art. cit., p. 106.
63 A. Sumpf, Révolutions russes au cinéma, op. cit., p. 79.
64 J. Leyda, Kino. A History of the Russian and Soviet Film, op. cit., p. 224.
Nous traduisons.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
131
frapper leur spectateur, puisque tout repose ici sur le studium, sur la
connaissance que projette le spectateur sur les images et que cellesci suscitent. Car rappelons que, selon Barthes, « c’est par le studium
que je m’intéresse à beaucoup de photographies, […] c’est culturellement […] que je participe aux figures, aux mines, aux gestes,
aux décors, aux actions65 », tandis que le punctum relève de l’image
elle-même puisque :
Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce
n’est pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience
souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme
une flèche, et vient me percer.66
C’est comme un « lointain » auratique qui vient frapper le spectateur de la photographie, pourrait-on dire avec Benjamin67, comme
lorsque la femme aimée aujourd’hui disparue caresse de son existence passée l’amant désormais seul, ou comme la vue de sa mère
enfant fait frémir Barthes d’une « catastrophe qui a déjà eu lieu68 ».
Pourtant, comme le signale Jacques Rancière :
La théorie du punctum veut affirmer la singularité résistante de
l’image. Mais elle revient finalement à laisser tomber cette spécificité
en identifiant la production et l’effet de l’image photographique à la
manière dont la mort ou les morts nous touchent.69
65 R. Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard,
Seuil, Cahiers du cinéma, 1980, p. 48.
66 Ibid., pp. 48-49.
67 L’aura, chez Benjamin, est caractérisée comme « l’unique apparition d’un
lointain, si proche soit-il » Cf. W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de
sa reproductibilité technique (Dernière version de 1939), trad. fr. de M.
de Gandillac et R. Rochlitz, in id., Œuvres, t. III, op. cit., p. 278. Georges
Didi-Huberman rappelle l’ambiguïté de cette phrase qu’on pourrait également traduire par « unique apparition d’un lointain, si proche qu’elle puisse
être », si bien que nous ignorons « si la proximité envisagée se rapporte à
l’apparition, ou bien au lointain lui-même ». Cf. G. Didi-Huberman, Ce que
nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1992,
p. 103, note 3.
68 R. Barthes, op. cit., p. 150.
69 J. Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 120.
132
Technologies de la visibilité
Nulle vérité par l’image ou signification inhérente à celle-ci, mais
un sens créé dans la relation entre le spectateur et les images par
la juxtaposition de plusieurs d’entre elles formant ainsi un contexte
sujet à interprétation. Il n’y a alors de punctum que dans l’image de
la mort, l’imago latine, et, ici encore, il s’agit déjà d’une construction opérée dans la relation de l’image au spectateur, avec toute l’accumulation d’expérience qu’il entraîne avec lui dans sa perception,
dans cette rencontre, cette relation, avec l’image. Autrement dit, il
n’y a que divers degrés de studium et pas le moindre punctum.
On trouve chez Walter Benjamin, dans son livre sur Kafka70, une
bien étrange histoire qu’il aurait empruntée à Pouchkine71, et qui à
notre avis résume parfaitement cette croyance en une vérité intrinsèque de l’image, qu’il s’agisse d’une décharge d’affect comme le
punctum de Barthes, d’une pointe de pathos ou d’une vérité historique tel le rêve factographique. Cette histoire met en scène Grigori
Potemkine, le célèbre chambellan de l’impératrice Catherine II, et
Chouvalkine, un petit greffier « zélé » et obséquieux. Potemkine,
« souffra[n]t de graves crises de dépression72 », restait enfermé dans
ses appartements et était dans l’incapacité de traiter les affaires d’État
dont il avait la charge. Les hauts fonctionnaires, face à l’accumulation de documents importants nécessitant de toute urgence la signature de Potemkine, acceptèrent l’aide de l’insignifiant Chouvalkine
qui, défiant tout protocole, proposa de se charger lui-même d’obtenir
la coopération du favori de l’impératrice de Russie en parvenant à le
sortir de sa torpeur et à le soumettre à ses obligations. Les dossiers
sous le bras, il se glissa donc dans les appartements du chambellan.
Walter Benjamin raconte alors que,
70 W. Benjamin, Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort, trad.
fr. de M. de Gandillac et P. Rusch, in id., Œuvres, t. II, Paris, Gallimard,
coll. « folio essais », 2000, pp. 410-453.
71 C’est Ernst Bloch, que reprend Benjamin, qui en attribue la paternité à
Pouchkine. Cf. E. Bloch, Traces, trad. fr. de P. Quillet et H. Hildenbrand,
Paris, Gallimard, 1959, 1968, p. 100 : « Pouchkine, qui raconte à peu
près cette histoire ». Nous n’avons pas trouvé à quel texte Bloch fait ici
référence.
72 W. Benjamin, Franz Kafka, op. cit., p. 410.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
133
[a]près avoir jeté un regard absent sur l’intrus, comme en rêve,
Potemkine signa le document, puis, un second, et tous les autres à la
suite. […] Brandissant triomphalement les documents, [Chouvalkine]
revint dans l’antichambre. […] Le souffle court, [les conseillers d’État]
examinèrent les pièces. Personne ne disait un mot ; le groupe restait
figé. Chouvalkine s’approcha […] et s’informa […] de ce qui causait la
consternation de ces messieurs. Alors, à son tour, il découvrit la signature. Tous les documents étaient signés : Chouvalkine, Chouvalkine,
Chouvalkine…73
Croire en une vérité intrinsèque de l’image, c’est penser selon les
mêmes « catégories » que cette histoire de Potemkine et Chouvalkine.
Nous avons tendance à croire à une telle fable, à croire que le réel fait
« un trou dans l’image » comme l’écrit Benjamin74, que, du fait de son
supposé primat, le réel laisse son empreinte indélébile dans l’image.
Nous avons tendance à croire que, depuis le sensible de l’image, nous
pouvons remonter jusqu’au réel dont elle ne serait qu’« un décalque,
une copie, une seconde chose75 », à croire que derrière le subterfuge de l’insignifiant Chouvalkine, se tient la marque du majestueux
Potemkine.
C’est ainsi que semblent penser Vertov ou Choub et, à leur suite,
les partisans de tout « cinéma vérité » sans doute. Vertov qui tentait
par ailleurs d’échapper à son paradoxe en invoquant un « ciné-fait » :
Fausse est l’affirmation selon laquelle un fait vivant fixé par la caméra perd le droit d’être appelé un fait si ses nom, date, lieu et numéro ne
sont pas portés sur la pellicule.
Chaque instant de vie filmé sans mise en scène, chaque prise de vue
faite dans la vie telle qu’elle est et filmée en cachette, à l’improviste ou
par tout autre procédé technique analogue, est un fait fixé sur pellicule,
un ciné-fait, comme nous disons.
73 Ibid., pp. 410-411.
74 W. Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), trad. fr. de M. de
Gandillac et P. Rusch, in id., Œuvres, t. II, op. cit., p. 300.
75 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit (1964), in id., Œuvres, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2010, p. 1596 : « Le mot d’image est mal famé parce qu’on
a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde
chose ».
134
Technologies de la visibilité
Un chien qui court dans la rue, c’est un fait visible même si nous ne
l’attrapons pas pour lire ce qui est marqué sur son collier.
Un esquimau à l’écran reste un esquimau même s’il n’est pas marqué
que c’est « Nanouk ».
Il est complètement idiot de chercher (comme règle), à ce que chaque
image réponde à ce questionnaire complet : où, quand, comment, pourquoi, date de naissance, situation de famille, etc.76
Tretiakov, autre « factographe » du Lef (Front de gauche de l’art),
littéraire celui-là, finira par accepter de renoncer aux « faits en tant
que tels », comprenant qu’il ne peut y avoir que « sélection tendancieuse » de ceux-ci77.
76 D. Vertov, En d’autres termes (1926), in id., Articles, journaux, projets,
op. cit., pp. 81-82. Possiblement une réponse à son interpellation par
Chklovski en 1926 où ce dernier déclarait : « Les actualités exigent une
légende, une date. […] Mussolini en train de parler m’intéresse. Si c’est
simplement un gros homme chauve, il n’a qu’à parler hors champ. Tout le
sens provient de la date, du lieu et du moment. Sans cela, les actualités ne
sont rien d’autre qu’un catalogue de cartes postales trouvé dans le caniveau. » Cf. V. Chklovski, Où va Dziga Vertov ? (1926), in id., Textes sur
le cinéma, op. cit., p. 188.
77 Cf. A. Sola, « Littérature du fait et réalisme socialiste », Revue des études
slaves, t. 55, fascicule 1, 1983, « Communications de la délégation française au IXe Congrès international des slavistes (Kiev, 7-14 septembre
1983) », pp. 231-232 : « [S]i on se reporte aux différents passages dans
lesquels Tret’jakov précise ce qu’est la “fixation du fait”, le travail des
“fixateurs”, on s’aperçoit que c’est la sélection tendancieuse des faits
opérée à partir des matériaux bruts fournis par les “spécialistes non littéraires”. Tret’jakov affirme que, pour l’écrivain tel qu’il le souhaite, pour
le faktovik, il ne peut y avoir de “faits en tant que tels” ; il y a les “faits à
effet” et les “faits défectueux”. Les premiers, dit-il, sont ceux “qui renforcent nos positions socialistes”, les seconds ceux “qui les affaiblissent”.
En d’autres termes tout comme le fera Gor’kij, fondateur du réalisme socialiste, Tret’jakov accepte déjà le principe léniniste de l’“esprit de parti
(partijnost’) de la littérature” ; l’“objectivité” qu’il exige de l’écrivain
c’est une objectivité orientée. » C’est ce même type d’« objectivité » que
désire Vertov lorsqu’il écrit par exemple que : « Nous avons pour tâche
essentielle et pour programme d’aider chaque opprimé en particulier et
le prolétariat en général dans leur ardente aspiration à y voir clair dans
les phénomènes vivants qui nous entourent. Le choix des faits fixés sur
pellicule suggérera à l’ouvrier ou au paysan le parti à prendre. Dans le
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
135
C’est de la même manière que Vertov ou Choub que pensait également Barthes en invoquant son punctum, qui, à notre avis, relève de
cette « conception mortifère qui ne voit en l’image qu’une “seconde
chose78” ». Or il n’y a ni primat du réel, ni vérité cachée dans l’image,
ni punctum. Car ce n’est pas le Réel qui brûle un trou dans l’image
mais bien le réel de l’image qui brûle un trou dans nos rétines. Croire
que, dans les deux scènes du film de Choub commentées par Albera
à la suite de Kouléchov, on peut trouver le punctum, ainsi que le ferait Barthes, c’est confondre la « singularité résistante de l’image »,
comme le dit Rancière, avec l’imago. Ces scènes montrent évidemment, comme toute image – imago –, « une catastrophe qui a déjà eu
lieu79 », mais il ne s’agit pas alors de cette « vérité » de l’image, de
cette « singularité résistante », que Barthes nommait punctum.
Quand nous regardons ces jeunes filles danser et se mettre à suer,
à moins que nous ne nous élancions immédiatement du côté de
l’imago, du « régime éthique des images80 », ou bien que leur tragique destin nous soit connu et nous affecte aussitôt (studium), que
de leurs pas de mazurka notre esprit les fasse glisser directement
dans la tombe sans croix où elles seront jetées, ou encore que nous
pensions comme la vieille comtesse du Malheur d’avoir de l’esprit
de Griboïedov que la mazurka tue – « Du [b]al un jour j’irai droit
dans la tombe81 » –, nous n’apercevons qu’une danse innocente et
78
79
80
81
domaine de la vue : les faits rassemblés par les Kinoks-observateurs ou
ciné-correspondants ouvriers (prière de ne pas confondre avec les cinécorrespondants ouvriers chargés des compte-rendus) sont organisés par
les ciné-monteurs selon les directives du Parti, diffusés en nombre
maximum et présentés partout. […] Telle est la tâche que nous nommons “ciné-œil”. Il s’agit de déchiffrer la vie comme telle. Il s’agit de
l’influence des faits sur la conscience des travailleurs. » Cf. D. Vertov,
L’essentiel du ciné-œil (1925), in id., Articles, journaux, projets, op. cit.,
pp. 72-73.
M. Carbone, Être morts ensemble. L’événement du 11 septembre 2001,
trad. fr. de M. Logoz, Genève, MētisPresses, coll. « ChampContrechamp
Essais », 2013 (2007), p. 120.
R. Barthes, op. cit., p. 150.
J. Rancière, op. cit., p. 121.
A. Griboïedov, Le Malheur d’avoir de l’esprit (1833, 1839, 1858), trad.
fr. de M. Colin, in A. Griboïedov, A. Pouchkine, M. Lermontov, Œuvres,
136
Technologies de la visibilité
joyeuse. Ce n’est que par la contiguïté de leur sueur avec celle des
moujiks au labeur que montre Choub juste après l’avoir isolée d’un
intertitre82, que nous sommes dirigés vers le sentiment de l’injustice
sociale, ce qui ne relève sans doute pas d’un ciné-œil mais plutôt
d’un « ciné-poing » labourant l’esprit83.
Loin de nous l’idée d’être comme « l’homme de la tautologie84 »,
celui qui, en voyant une scène de danse affirme, comme par lapalissade : « c’est une scène de danse ». Et, même si l’on peut dire
avec Georges Didi-Huberman qu’il ne s’agit chez Barthes que d’une
métaphysique « bête » ou « simple » assumée et revendiquée en
tant que telle85, nous préférons la refuser car elle tend à notre avis à
condamner une fois encore l’image à un rang de « seconde chose ».
Nous affirmons de notre côté qu’il n’y a en un sens rien dans
l’image qui lui préexiste, pas même ce Réel dont la vérité émanerait
dans le mouvement des corps, dans la sueur gagnée par l’oisif effort.
L’image est à elle seule toute sa réalité, au sens où elle n’est pas « figure de renvoi86 ». Elle fait – comme le soutient Mauro Carbone avec
force à la suite de Jean Baudrillard – « partie de l’événement87 ». Ce
qui préexiste, c’est l’expérience du spectateur qui se trouve projetée
sur l’image. Et, là encore, ce n’est que préexistence à la rencontre
avec l’image. Le punctum ne peut être, s’il existe (même s’il ne repose que sur une différence quantitative et non qualitative avec le
studium), que le produit d’un processus mental qu’il soit actif ou non,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1935, 1973, p. 83.
82 Sur l’importance des intertitres chez les théoriciens soviétiques du cinéma
dans les années 1920, voir F. Albera (dir.), Poétique du film. Textes des
formalistes russes sur le cinéma, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique du cinéma », 2008 (1927). Notamment les textes de
Eikhenbaum, Tynianov et Chklovski.
83 Cf. S. M. Eisenstein, Sur la question d’une approche matérialiste de la
forme, art. cit., p. 153 : « Ce n’est pas un “Ciné-œil” qu’il nous faut, mais
un “Ciné-poing”. »
84 G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, op. cit., p. 19.
85 Cf. G. Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’Œil de
l’Histoire, t. 6, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2016, pp. 138-139.
86 M. Carbone, La chair des images : Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, Paris, Vrin, coll. « Matière étrangère », 2011, p. 10.
87 Id., Être morts ensemble, op. cit., p. 120.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
137
d’une vie de l’esprit, qu’elle soit tacite ou affirmée. Ainsi l’image
n’a rien qui lui préexiste en ce sens que tout notre rapport direct avec
elle ne présuppose aucun renvoi au Réel dont elle découlerait. Si elle
possède un lien avec le Réel, c’est en tant que coexistence avec lui
où l’un cours derrière l’autre et où notre studium se modifie par les
expériences et connaissances que nous plaquons sur l’une ou l’autre.
Un tel rapport à l’image est celui que Merleau-Ponty caractérisait
comme « précession réciproque » et qui, affirmait-il, est « la vision
même » : « précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait voir, de
ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est88 ».
S’il y a bien un cinéaste qui a fait remonter cette puissance de la
rencontre avec l’image en la débarrassant de ses chaînes de « renvoi » à un prétendu réel, c’est Werner Herzog. Aussi bien dans ses
fictions que ses supposés « documentaires » (la frontière est toujours
effacée dans sa filmographie et il semble n’y voir aucune différence),
Herzog joue avec l’espace de la rencontre de son spectateur avec
l’image par son commentaire. Sa plus belle démonstration, qu’on
pouvait déjà voir esquissée dans Fata Morgana avec la cosmogonie
lue par Lotte Eisner89, est sans doute celle de Leçons de ténèbres90.
Dans ce film montrant les images des puits de pétrole koweïtiens mis
à sac au cours de la guerre avec l’Irak et déversant depuis des jours
leurs flots noirs sans pouvoir être arrêtés, sans que personne ne puisse
parvenir à en contrôler le furieux débit, jusqu’à ce que des équipes
d’ingénieurs étrangers viennent tenter d’y mettre fin en provoquant
des explosions mesurées, calibrées pour souffler au loin l’oxygène alimentant ce vaste brasier. Herzog, sur ces images qui sont à
l’époque d’une actualité très récente, insère une narration falsifiante
88 M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 1625. « Précession réciproque » permettant à Mauro Carbone d’affirmer que « la réalité n’a
jamais existé comme une donnée à la fois première et dernière, ainsi que
séparée des images par lesquelles nous l’abordons tout le temps, car elle
se donne toujours dans ce rapport de renvoi réciproque avec ces images
et leurs dispositifs ». Cf. M. Carbone, Philosophie-écrans : du cinéma à
la révolution numérique, Paris, Vrin, coll. « Matière étrangère », 2016,
p. 150.
89 Fata Morgana, Werner Herzog, 1971, RFA.
90 Leçons de ténèbres (Lektionen in Finsternis), Werner Herzog, 1992,
Allemagne.
138
Technologies de la visibilité
déformant la réception du spectateur. Ce ne sont plus des ingénieurs
que l’on voit s’agiter à l’écran, mais des « prêtres » se livrant à une
étrange cérémonie. Ce n’est plus la Terre ravagée par la guerre, mais
une lointaine planète. Nous entrons dans le domaine de la sciencefiction face à des images que nous savons ou croyons savoir être
celles de la Guerre du golfe par l’impact médiatique qu’elles ont
eu indépendamment de ce film. Et le processus fonctionne, puisque
nous pénétrons totalement dans une autre dimension. Ces images se
détachent peu à peu de ce que nous appelons « réel » – et qui n’est
que notre construction intellectuelle –, font valoir leur primat, leur
indépendance, au sein de notre discours intérieur. Elles conquièrent
leur autonomie qu’elles avaient en fait toujours possédé.
Lorsqu’on demandait à Andreï Tarkovski ce que pouvait bien
signifier la « zone » dans Stalker91, ce qu’elle représentait ou symbolisait, il répondait étonné, voire furieux : « La Zone ne symbolise
rien, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit dans mes films92 ». De
la même façon, lorsque nous cherchons dans La chute de la dynastie
Romanov de Choub ce que peuvent bien être ces jeunes filles, ou
l’homme frappant la terre de sa canne, en mettant hors-jeu la dimension mortifère de l’image, nous ne trouvons pas immédiatement l’injustice sociale que cherche à dénoncer la cinéaste. Nous ne voyons
que des jeunes filles, un homme. C’est seulement par le contexte de
notre rencontre à l’image, de ce dialogue qui s’instaure avec elle,
que l’affect se crée. Et c’est là ce que reconnaît Choub malgré elle,
et qu’Albera à sa suite n’ignore pas, de par le fait que seul le parallélisme du montage de ces scènes avec celles d’un peuple qui souffre
au labeur peut porter le spectateur à voir l’injustice montrée93.
Cela ne signifie pas que le rapprochement fait par Albera, toujours
conscient qu’il s’agit chez Choub d’une position « intenable », entre
91 Stalker, Andreï Tarkovski, 1979, URSS.
92 A. Tarkovski, Le temps scellé, trad. fr. de A. Kichilov et C. H. de Brantes,
Paris, Philippe Rey, coll. « fugues », 2014 (1989), p. 232. Déclaration qui
sonne étrangement lorsqu’on lit dans le même ouvrage sa revendication
d’un « symbolisme » à la Viatcheslav Ivanov, mais qui signifie en réalité
que la Zone, comme le symbole en ce dernier sens ivanovien, n’est pas
figure de renvoi mais bien la chose même. Cf. ibid., p. 124.
93 Cf. F. Albera, « La chute de la dynastie Romanov », art. cit., p. 26.
S. de Courville – Vérité intrinsèque de l’image cinématographique et punctum
139
le punctum de Barthes et l’attraction eisensteinienne soit une impasse. Mais plutôt que l’attraction dépasse le concept de Barthes au
moment où elle prend place – ou se décline, se transforme – dans la
théorie du « cinéma intellectuel94 » et de l’Obraz (l’image mentale,
globale ou intellectuelle), visant à « mont[er]95 » le spectateur dans le
film en jouant sur son « discours intérieur96 », théorie que développe
le cinéaste à l’époque d’Octobre et qu’il considérera, nous l’avons
vu, comme sa propre « limite97 ». De plus, l’absence d’un punctum
intrinsèque à l’image ne met pas hors-jeu le « pathos » d’Eisenstein
puisque celui-ci, s’il n’est pas une qualité inhérente de l’image, naît
de notre rencontre avec celle-ci, comme dans le cas de la mazurka
des filles du tsar. Et c’est sans doute par une telle vision de l’image
cinématographique, conservant la dialectique du « proche » et du
« lointain » tout en valorisant la rencontre de l’image avec le spectateur sans céder à une conception mortifère de celle-ci, qu’on peut
cesser de la considérer comme une « seconde chose ».
Ainsi l’image cinématographique est venue offrir un dynamisme au
rêve mimétique de l’image. Dynamisme qui ne peut être réduit à son
simple mouvement mais qui doit être perçu dans son rapport à l’Histoire puisqu’elle n’est en rien l’enregistrement passif du Réel, et donc
présence seconde, re-présentation, mais bien co-présence dans son
rapport au spectateur à travers le discours intérieur de celui-ci passant
par le montage. Comprendre ce dynamisme de l’image cinématogra94 Cf. P. Montani, « L’ideologia che nasce dalla forma : il montaggio delle
attrazioni », Bianco e Nero, juillet-août 1971, fascicule 7/8, p. 18 : « [e]n
un tel sens, l’“attraction”, est quelque chose comme le degré zéro de l’idéologie, la neutralisation des systèmes de réception institutionnalisés de la
culture bourgeoise : en un tel sens encore l’“attraction” est le précédent
direct de ce que, à quelques années de là, Eisenstein allait appeler “cinéma
intellectuel” ». Nous traduisons.
95 Cf. J. Narboni, « Introduction à “Poetika Kino” », Cahiers du cinéma,
numéro spécial 220-221, « Russie années vingt », mai-juin 1970, p. 56.
96 Concept de Boris Eikhenbaum (B. Eikhenbaum, Problèmes de cinéstylistique, trad. fr. de V. Pozner, in F. Albera [dir.], Poétique du film,
op. cit., p. 45) qui semble avoir influencé Eisenstein dans l’élaboration
de son « cinéma intellectuel ».
97 S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma, op. cit.,
p. 190.
140
Technologies de la visibilité
phique permettrait alors de délivrer toutes les images du discrédit platonicien qui pèse sur elles, de leur ôter le statut de vulgaires copies, car
le montage du spectateur avec les images n’est en rien une spécificité
du cinéma mais bien la nature même de leur relation. Et c’est bien là
pourquoi Eisenstein a voulu montrer l’omniprésence du montage dans
l’histoire des images à travers ses Notes pour une Histoire générale du
cinéma, inscrivant avec force sa démarche d’historien et de cinéaste
dans un dépassement de la dualité du modèle et de la copie98.
98
Dans son livre sur le montage, Somaini indique que la démarche d’Eisenstein
n’est pas propre à ses Notes mais est présente depuis longtemps au sein de son
travail : « Un des traits les plus caractéristiques des écrits d’Eisenstein, surtout
à partir de la fin des années vingt, est la tentative constante de mettre le cinéma en relation avec tout un univers de formes de représentation qui se situent
avant sa naissance et au-delà de ses frontières : formes artistiques, provenant
de l’histoire des arts occidentaux et orientaux (dessin, peinture, sculpture,
architecture, littérature, théâtre, musique), mais aussi formes appartenant aux
domaines de l’histoire des langues (des idéogrammes japonais et chinois à la
langue du peuple amérindien des Klamaths) et de l’histoire des religions et
des rites (des rites dionysiaques aux processions chrétiennes et aux exercices
spirituels de la mystique catholique). Le but de cette démarche a toujours été,
pour Eisenstein, de montrer le profond enracinement du cinéma et de son procédé fondamental, le procédé du montage, dans la longue durée de l’histoire
des formes de représentation, contre toute position visant à l’isoler dans cette
même histoire en en soulignant une prétendue spécificité irréductible. » Cf. A.
Somaini, Les possibilités du montage, op. cit., p. 157.